Dans le cadre de son partenariat avec le Prix Littéraire des Grandes Écoles, Zone Critique revient sur les ouvrages en lice. Sélectionné cette année aux côtés de l’AJAR ou de Solange Bied-Charreton, Quentin Leclerc dévoile son premier roman : Saccage. Notre chroniqueur vous donne cette semaine son avis sur cette courte fresque apocalyptique, pour le moment largement saluée par la critique.
« La culture bénie de l’avenir est la déculture » J. Laforgue
Notre excellent confrère, le poète et critique Jean-Philippe Cazier, auteur – entre autres – de l’Abécédaire de Pierre Bourdieu et de l’indispensable L’objet homosexuel – études, constructions, critiques, concluait doctement il y a quelques mois dans la revue Diacritik :
« Saccage serait donc, essentiellement, un effort pour faire exister un pur dehors du langage et du monde, de la pensée, un effort pour faire exister un monde qui par sa seule existence impose le monde comme énigme, le langage comme par essence énigmatique, le discours comme nécessairement obscur et mobile. Par là, le roman (…) échappe aux conditions de la représentation pour développer une logique du dehors, de l’altérité généralisée – une étrangeté qui demeure telle. (…) Ce qu’est ce livre lui-même : un ensemble de signes étranges, à la limite de notre compréhension, forçant à la rencontre de cette limite, à la pensée à partir de cette limite, à partir du dehors énigmatique qui par elle surgit. C’est l’étrangeté de cette rencontre qui définit l’expérience de ce livre – expérience qui serait celle même de la littérature. »
Ayant surement avalé notre Todorov de travers et n’ayant pas bien digéré ces choucroutesques développements déconstructivistes, nous devons bien avouer que l’obscurité de ce discours critique, en tant qu’énigme du signifié forçant vers un en-dedans nécessairement étranger à notre langage, vient rencontrer la limite existante de notre compréhension mais aussi celle de notre patience. Car si Monsieur Cazier évolue avec aisance dans les essences énigmatiques et connait les grands mots comme sa poche, nous confessons, en ce qui nous concerne, avoir le fâcheux défaut d’aimer comprendre a minima ce que l’on nous fait lire. Nous ne comprenons pas sa conclusion. Nous n’avons pas mieux compris Saccage.
Leclerc s’en va-t’en guerre
C’est Mad Max Fury Road monté sur un moteur romanesque de tondeuse à gazon.
Ayant finalement assez peu côtoyé au quotidien le Monde et le Langage et ne concevant pas nécessairement la littérature comme un ensemble de signes étranges,nous nous contenterons donc ici d’une analyse du premier roman de Quentin Leclerc, aussi connu pour son activité de blogueur mêlant La Fouine et Flaubert sur son site désormais célèbre : Les boloss des Belles Lettres.
Dans un espace dévasté et à une époque d’apocalypse, des personnages dont on ne sait rien passent leur temps libre à se couper en rondelles. Voici en quelques mots l’intrigue de Saccage que d’aucun pourrait trouver sommaire mais qui parvient tout de même à atteindre, à grand renfort de blancs typographiques, ses 150 pages. Si l’ouvrage était un énième roman de fin du monde pour adolescents vendu en point Relay©, nous n’aurions en somme, pas grand’ chose à en dire. Mais l’ambition était ici énorme. Élever un genre habituellement méprisé au rang de littérature par un travail stylistique intense, proposer des correspondances frappantes entre notre époque et l’apocalypse décrite, tout en délivrant un art poétique : voilà bien l’aspiration d’un jeune et grand lecteur passionné. Malencontreusement, le résultat n’est pas à la hauteur et si le travail des mots semble préoccuper notre romancier, il a principalement retenu de ses lectures une sainte trinité stylistique exploitée ad nauseam : répétition, allitération et oxymore.
Nous regrettons par ailleurs l’absence abyssale d’intensité dans un roman qui fait pourtant profession d’emporter son lecteur au comble du « saccage ». Imbroglio de têtes tranchées, de crânes éclatés et d’étrangetés morbides ; c’est finalement la monotonie du mal qui frappe à la lecture. De faunes infâmes en vomissures, de viols divers en supplices variés, le lecteur finit par se lasser de cet extravagant étal de charcuterie. Voulant atteindre en permanence un prestissimo enragé, le texte n’émet qu’une rengaine horrifique. Manifeste, malgré lui, de la barbarie dans les Lettres, Saccage distille au compte-goutte un art poétique de série Z, héritier du romantisme le plus artificiellement décoiffé. Témoignant d’un goût du morbide plus proche de Korn que de Baudelaire, et d’un penchant pour l’hyperbate plus tributaire de Maître Yoda que de la langue latine, l’ouvrage possède en outre tous les codes esthétiques de la pop-culture : c’est Mad Max Fury Road monté sur un moteur romanesque de tondeuse à gazon.
Imbroglio de têtes tranchées, de crânes éclatés et d’étrangetés morbides ; c’est finalement la monotonie du mal qui frappe à la lecture.
Dans ce petit train fantôme où rien ne surnage, des résidus de personnages côtoient tout un bestiaire grotesque présenté façon catalogue et minant l’intrigue de l’intérieur. Des fourmis rouges domestiques, des sangliers pare-balles, des enfants-singes se succèdent et s’entretuent gaiement au cœur d’affrontements entre des entités dont on ne sait rien et dont on ne veut rien nous faire savoir. Ainsi l’armée des continents perdus, les civils des bois, les spectres de la mer et autres wagnerismes rocambolesques n’acquièrent aucune réalité et gisent là, sans visées romanesques, ne parvenant pas à faire progresser un récit qui s’empêtre. Au centre de cette odyssée sibylline, des carcasses (métaphore singulièrement originale du créateur tourmenté) transcrivent leurs rêves par écrit tout en fuyant une société en décomposition. Dans un présent perpétuel, informe et fangeux et au beau milieu de ce barnum biscornu interviennent aussi des facteurs… Les quatre postiers de l’apocalypse sont bien sûr accompagnés des armées du néant et de leur cortège de casques à pointe, afin de ne pas déroger à un imaginaire guerrier bien formaté.
Exercice d’admiration
Afin de prouver ici ma bonne foi et de témoigner de ma lecture intégrale de l’ouvrage, je me suis essayé à l’exercice admiratif du pastiche, pour montrer ô combien ce style si particulier m’avait habité. Vous trouverez donc dans le roman trois types de passages.
Tout d’abord des mots croisés sinistres :
r, feu fatal flétrira nos corps
crocs dans le crâne, ils
fants morts mordent dep
Crosses
gravas de villes vieillis
Mais aussi des hiéroglyphes morbides qui fleurent bon le cadavre exquis :
crève lèvres dans charnier crève chair dans terrier dégénérescence carnivore chair morte milice dans huit chute tiroir loup-garou flamme ouvre charnelle pourriture vampirique dans lèvres crevées milice morte feu devient homme dévore chair hôtel dans milice dévore feu devient lèvre flamme lèche chaire morte dans charnier
Enfin, l’essentiel de l’ouvrage est composé de passages mêlant, selon un savant dosage, les exposés les plus aberrants à l’imbécilité franche :
Partout est la mort. Des sentinelles-tigres dévorent le cœur des civils sans civilisation. Les cœurs sont égouttés sur de petites gouttières pleines de pisse. Les sentinelles-tigres sont les seuls à posséder ces gouttières. Depuis l’invasion des Invisibles, ils dansent seuls autour de feu de fer et sacrifient des fœtus en dansant la sarabande. Où sont les corps calcinés de calcaire de ces cloportes casqués.
Ce triumvirat stylistique du plus bel effet comblera les cruciverbistes et autres amateurs de passe-temps récréatifs. Finissez le mot croisé des enfants-singes, résolvez la charade des charniers au troisième chapitre et placez vous-même virgules et points d’interrogation : un cahier de vacances apocalyptique et ludique pour adolescents un peu sombres vous est proposé au prix modique de 16€ TTC aux éditions de l’Ogre !
Mais notre créateur n’est pas qu’un styliste : il se fait parfois parémiographe. « Le risque est dans la pensée, le risque est dans la parole, le risque est dans le rêve », « Les enfants sont abrutis par la lueur des postes de télévisions », « Toute parole sincère est un acte de résistance » se risque à affirmer le romancier. Alignant les lapalissades et les aphorismes au rabais avec une constance qui force le respect, Leclerc mérite pour l’ensemble de son œuvre le premier prix de l’Académie des Sciences Morales, ex-æquo avec Éric-Emmanuel Schmitt. De telles déclarations, originales et, osons le mot, provocatrices, sont une bouffée d’air frais dans notre conformisme ambiant. On trouve d’ailleurs dans Saccage d’autres saillies et paradoxes osés comme le fameux : « Comme autre méthode de survie : il y a le suicide» qui semble singer un Roger Nimier à la plume paresseuse.
Orgueil, confusion et ruine de la littérature
Inlassable explorateur de charabia, l’auteur ressasse donc à corps perdu des fresques de pandémonium balourdes ponctuées de poncifs éculés.
Inlassable explorateur de charabia, l’auteur ressasse donc à corps perdu des fresques de pandémonium balourdes ponctuées de poncifs éculés. Si les sabbats céliniens, les fracas d’Agrippa d’Aubigné ou les enfers d’un Rimbaud tiennent debout sur la page et nous tiennent éveillés, c’est que ces artisans du verbe savaient qu’il faut beaucoup d’ordre pour produire de beaux chaos et que la littérature est un jeu auquel on se doit de jouer sérieusement. L’orage d’acier qui tombe ici se change rapidement en une bouillie pagano-futuriste dont rien n’émerge, si ce n’est une grande fatigue intellectuelle et morale passée la dixième page.
Ulysse Baratin – nomen est omen disaient les latins – proclamait il y a peu dans En attendant Nadeau « Saccage parle d’un certain rapport au langage » avant de poursuivre « Avec son titre autotélique, Saccage dit la destruction de la narration ». Nous ne goûtons guère cette création contemporaine qui ne sait qu’être le témoignage de l’impossibilité d’un art nouveau. Nous pensions bêtement qu’un roman racontait quelque chose et qu’il n’était pas intrinsèquement lié à des considérations narratologiques et aux sciences du langage, nous pensions, toujours bêtement, que la littérature était une construction, qu’elle était même un monument… Si Dante descend une saison aux enfers, c’est pour mieux en revenir. La catabase n’est pas une fin mais une étape, elle est une formation et un apprentissage. Installer son hamac dans les limbes et se complaire dans la déconstruction générale ne suffit pas à construire une œuvre, ni un discours critique.
- Quentin Leclerc,Saccage, éditions de l’Ogre, mai 2016, 168 p., 16 €