Le metteur en scène Calixto Bieito est connu pour ses choix artistiques dérangeants : violence, drogues, sexes et flux corporels à tout-va. Dans sa mise en scène de Simon Boccanegra de Verdi, reprise à l’opéra Bastille fin mars 2024, on remarque qu’il s’est plutôt assagi, avec comme unique élément de choc la vidéo d’une femme nue et couverte de rats. Quel rapport avec cet opéra du XIXe siècle sur des complots politiques italiens, me direz-vous ? De mon côté, je cherche encore, avec l’impression que le nu féminin n’est ici que le prétexte d’une exploitation gratuite et facile pour choquer à peu de frais le public habituel et blasé de l’opéra de Paris.

Pendant l’entracte de Simon Boccanegra à l’opéra Bastille, le public a eu le plaisir de se retrouver face-à-face avec une vidéo projetée sur le rideau de la scène d’une femme complétement nue, immobile, allongée et entourée de rats qui se promènent sur son corps. Cette femme, c’est un rôle muet qu’a intégré le metteur en scène Calixto Bieito : la maîtresse de Simon Boccanegra, Maria Fresco, qui meurt au début de l’opéra, et qui revient comme un fantôme. Pendant la première partie, elle se retrouve seins nus, un peu comme ça, par hasard. Quelque part pendant l’acte III, elle remet sa robe, à nouveau de manière fortuite. 

Simon Boccanegra est un opéra peu connu de Verdi, en tout cas comparé à la Traviata, Nabucco ou Rigoletto. Mais c’est l’un des opéras fétiches de l’auteur, où il y parle de l’unification de l’Italie de manière explicite et quasi insistante. C’est moins sympa que les histoires de dames aux camélias. D’ailleurs, il n’y a ici qu’une voix féminine : on est entre bonshommes, ténors, barytons et basses, qui parlent de complots politiques, d’amour filial et de révoltes du peuple, le tout dans la coque d’un vaisseau. Que vient donc faire une femme toute nue dans cette galère ?

La modernité de la femme à poil

C’est cette question qui m’a fait lever les yeux au ciel, quand la robe du fantôme est tombée de ses épaules. L’agacement était moins dû au fait de voir une femme à demi-nue sur scène, mais plutôt pour l’absurdité de la chose : il n’y a rien ni dans l’opéra, ni dans le reste de la mise en scène qui justifie cette nudité. Tout le monde est habillé, d’ailleurs on remarquera une passion pour les vestes en cuir un peu ringardes. On peut commencer à faire une analyse laborieuse, en disant que cette nudité représente le privé et l’intime qui se cache derrière la politique et les complots, la dégueulasserie de la mort et la vulnérabilité des femmes face à la force de l’Histoire. Peut-être que ça permet aussi à Bieito de revivifier un opéra qui n’a jamais reçu une très grande reconnaissance critique en proposant des choix un peu audacieux, et de faire en passant un pied de nez au public classique d’un opéra tout aussi classique : un peu tradi, voire, totalement boomer. Soit dit en passant, Bieito est connu pour intégrer drogue, violence et sexe aux opéras qu’il met en scène : on est censé se sentir chanceux de ne pas avoir assisté des choix plus trash sur scène. 

Il n’y a rien ni dans l’opéra, ni dans le reste de la mise en scène qui justifie cette nudité.

Mais franchement, et je demande du haut de mes trente ans, avions-nous quand-même besoin de cette nudité ? Elle semble extrêmement gratuite, là uniquement pour choquer le bourgeois vieillissant et lui donner l’impression qu’il assiste à quelque chose de moderne et d’avant-garde. En prenant sa défense, il peut montrer qu’il n’est pas prude mais au contraire, ouvert d’esprit et évolué. A l’inverse, s’il dénigre ce choix, il aura un sujet de conversation facile à la sortie de l’opéra. Une nudité juste assez pour s’offusquer, mais pas assez pour rendre sa carte d’abonnement à l’AROP. Et puis disons-le : ça permet aussi à un public de se rincer l’œil au nom de l’Art. Si la voix du baryton Ludovic Tézier ne nous convainc pas, nous avons autre chose à contempler. Pourquoi le nu pour le plaisir serait uniquement du côté de la culture soi-disant « populaire » ? Derrière moi, un monsieur aux cheveux gris s’exclame : « heureusement que c’est une femme et non un homme ! » L’air de dire à sa voisine qu’un pénis serait, pour le coup, trop avant-garde pour le sien. 

Une jeunesse plus puritaine que ses aînés ?  

En discutant avec agacement de ce choix de nue féminin, je me rends bien compte que je me mets du côté du conservatisme : on pourrait même dire que j’appelle au retour de l’ordre moral. Pire, on pourrait me traiter de prude ou de coincée ! Et pourquoi pas après tout : l’époque est à la pudeur. De nombreuses études montrent comment la jeunesse fait globalement moins l’amour que ses ainés, une autre par le Center For Scholars & Storytellers dévoile que 47,5 % des Américains de 10 à 24 ans interrogés estiment que le « sexe n’est pas utile dans les films et les séries ». Le corps nu au milieu de l’opéra Bastille est peut-être là pour flatter l’ego des parents et grands-parents de cette jeunesse, une manière de se dire : la libération sexuelle est de notre côté, nos jeunes sont vieux et nous, nous sommes les vrais jeunes. 

Dans notre écosystème musical contemporain où la nudité féminine est aussi répandue, l’exploitation de cette nudité à des fins sensationnalistes me paraît très ringarde.

Pourtant, quand j’écoute de la musique, j’ai l’impression de ne faire que mater des femmes à poil. Rien que dans ma playlist automatique « en boucle » de Spotify, il y a « Enough (Miami) » de Cardi B, « Cobra » de Megan Thee Stallion, et « Alien Superstar » de Beyoncé. Cette playlist dévoile que, certes je ne suis pas la voix la plus crédible pour parler d’opéra, en revanche que j’ai une certaine expertise pour parler de femmes à moitié nues dans des productions musicales. 

Ce que Megan Thee Stalion peut nous apprendre de la nudité

Prenons « Cobra » par exemple. Le clip a cela en commun avec la mise en scène de Simon Boccanegra qu’on y voit un nu horrifiant et franchement dégoûtant. Dans ce titre, Megan Thee Stallion parle de sa transformation personnelle comme d’une mue de serpent. Pas de rats ici, mais la rappeuse qui enlève des lambeaux de peau comme un serpent, le tout photographié par des visiteurs d’une galerie d’art. Megan y est très explicite, elle ne fait pas dans la subtilité. Dans tous les sens du terme elle se met à nu, malgré la surveillance qu’elle subit. Elle y fait référence aux morts de sa mère et de sa grand-mère qui ont eu lieu juste au moment où elle atteint la célébrité, et de la blessure par balle qu’elle a reçue d’un ancien amant, condamné à dix ans de prison en 2023. Elle se met à nu mais pour des raisons qui sont cette fois-ci très claires, et surtout c’est elle qui nous les donne, contrairement à l’actrice au rôle muet que le public rechigne à applaudir quand elle vient saluer, entourée des chanteurs lyriques et des choeurs de l’opéra. Sur le site de Bastille, le nom de l’actrice qui joue le fantôme de Maria Fiesco n’est même pas indiqué, mais son nom est bien sur le petit papier que l’ouvreur nous donne en nous indiquant notre place. Elle s’appelle Annie Lockerbie Newton, elle est yogi, clown et actrice. Son prochain spectacle, VOID, qui allie méditation et comédie, a lieu pendant Brighton Fringe le 14, 15 et 16 mai 2024. 

Il y a une tendance quand on mentionne la culture hip-hop de parler de son exploitation des corps féminins, une tendance par moments justifiée. Mais on parle moins de cette tendance à dénuder les actrices sur des scènes patrimoniales et reconnues, ou à faire du comique de troussage de jupon devant une salle de boomers blasés qu’il faut réveiller à coup de sous-entendus sexuels faussement choquants. Dans notre écosystème musical contemporain où la nudité féminine est aussi répandue et parfois utilisée avec pertinence par les femmes elles-mêmes, l’exploitation de cette nudité à des fins sensationnalistes me paraît, paradoxalement, très ringarde.