Esthétique de la résistance spectacle
Esthétique de la résistance, un spectacle de Sylvain Creuzevault

Lors du Festival d’automne, nous avons assisté à la nouvelle mise en scène de Sylvain Creuzevault en collaboration avec le groupe 47 du Théâtre national de Strasbourg : Esthétique de la résistance. Cette audacieuse adaptation de l’œuvre éponyme de Peter Weiss se déploie sur cinq heures trente à la Maison de la culture de Bobigny (MC93). Une durée nécessaire qui permet à l’artiste et aux comédien.n.e.s de nous initier à ce livre majeur de la fin des années 1970 dans une ode – aux accents très contemporains – au potentiel insurrectionnel de l’art dans un contexte de montée du fascisme.

Esthétique de la résistance
© Jean-Louis Fernandez

Les quelques heures de spectacle n’ont pas semblé dissuader les spectateur.ice.s qui répondent présent à la MC93 en ce soir de novembre. C’est que Sylvain Creuzevault a le sens du rythme et les acteur.ice.s du Théâtre national de Strasbourg (TNS) ne manquent pas d’énergie. Il faudra au moins cela pour traverser ensemble le volumineux – mais non moins important – ouvrage de Peter Weiss. Creuzevault porte notre attention sur cette œuvre qui fait date aussi bien dans le monde de l’art que de la politique. Esthétique de la Résistance narre « le parcours d’un jeune Allemand, ouvrier, juif et communiste qui erre et résiste entre 1937 et 1945 » (citation issue de cette vidéo). Weiss y fait de l’exil (de son propre exil) le régime moteur de cette œuvre, dans un double mouvement d’opposition et de fuite face au fascisme. Son narrateur fuit l’Allemagne pour rejoindre les forces communistes en Espagne, avant de fuir l’ascension de Franco. Après un passage en France, il est rapidement envoyé en Suède d’où il participe à la préparation de l’insurrection berlinoise. Sylvain Creuzevault parle d’un « alter-ego prolétarisé de l’auteur, pour qui l’art est une arme pour déchiffrer le monde du pire ». Et dans cette mise en scène, il semble que le théâtre soit notre instrument d’optique pour lire les échos de l’Histoire.

L’union fait la force

La convergence des forces est le système-même de la création de cette pièce. Pour répondre à la densité de l’œuvre de Weiss, le metteur en scène choisit la force du groupe, il dit de l’œuvre qu’elle « appelle à allier ses forces, ses énergies, ses désirs, et à s’associer à plusieurs, comme on peut le faire face à une matière qu’il n’est pas possible de transformer seul ». (Cette citation, et les suivantes, sont issues d’un entretien réalisé par David Samson pour le Festival d’automne 2023.) Le théâtre se fait ici troupe, groupe, promotion même : celle du TNS, dont les jeunes acteur.ice.s sortent de cinq ans d’étude et de vie commune. Ils existent sur scène en réel chœur à la manière des antiques et nous racontent notre propre fable. Le groupe sur le plateau répond à la foule dans la salle et réfléchit notre histoire, tout comme l’actualité s’est faite miroir de l’œuvre qu’ils étudiaient lors du processus de création : « Ce qui nous environnait faisait s’allumer dans le texte de plus en plus de miroirs. Ce qui au départ était un travail d’école rentrait en fusion avec certaines situations présentes. » C’est justement ce qui donne à ce spectacle sa force de projection : nous voyons se déployer sous nos yeux la montée du fascisme qui rentre étrangement bien en résonance avec l’actualité. De nombreux échos donc, aussi bien dans le procédé de travail que dans la forme et le contenu du spectacle.

« Et dans cette mise en scène, il semble que le théâtre soit notre instrument d’optique pour lire les échos de l’Histoire »

Alors, face à la montée du fascisme, l’union est de rigueur pour un spectacle qui raconte la résistance, ou plutôt l’échec des forces de gauche à « s’unir pour contenir la montée des différentes formes de fascisme européen ». Le chœur permet de traverser le récit en se déclinant sous plusieurs formes : celle des chants communistes, celle de la masse prolétaire, le groupe anonyme, le corps de ballet ou encore les voix des choristes. C’est avec beaucoup de maîtrise – et de jeu – que Creuzevault et les acteur.ice.s abordent cette œuvre et nous la font parvenir, grâce aux moyens du théâtre.

« Un acte de résistance esthétique » et théâtrale

Si l’œuvre de Weiss est une « histoire de l’art de la résistance », nous pourrions ajouter que dans cette adaptation, il s’agit aussi de l’histoire du théâtre comme art essentiellement insurrectionnel. Le théâtre devient transposition, incarnation d’un récit littéraire, et la théâtralité même sert le souffle politique de cette œuvre. L’esthétique théâtrale est déclinée, explorée dans différents courants qui sont autant de clins d’œil aux artistes de l’époque. On note évidemment l’hommage au théâtre documentaire dont Weiss est un des fondateurs. Le théâtre documentaire use des faits sociologiques et politiques contemporains comme matériel esthétique et narratif. Ici le rideau s’ouvre par exemple sur des extraits vidéos de l’occupation des théâtres pendant la COVID. Cette forme de théâtre était pour Erwin Piscator « un moyen parmi tant d’autres de la lutte des classes ». Tout comme pour Brecht pour qui le théâtre est le lieu de l’opposition : il nous apparaît sur scène en pleine répétition de son fameux Mère Courage. Mais le plateau ne permet pas seulement les hommages, il est l’endroit des possibles : pour naviguer dans toute la complexité d’un présent traversé par l’anéantissement, il faut pouvoir changer de registre : c’est ainsi que nous assistons avec plaisir à l’usage du plateau comme lieu de one-man-show, de réunions d’associations, de scène de drag king ou encore de danse-théâtre. Autant de moyens de narrer, mais aussi de résister à l’accablante montée de ces « forces du pire ».

« Il semble ainsi que pour suivre ce régime d’existence liquide, le théâtre de Creuzevault se prête à toutes les mutations. »

Sylvain Creuzevault nous propose une traversée presque fluviale de ces années sombres, mais aussi des genres, des courants, des arts mêmes. Un flot dont notre seule amarre est le narrateur. Il nous permet de parcourir l’œuvre et l’histoire d’un même geste, et avec un même prisme : la résistance. Il y a quelque chose de liquide dans le paradigme de ce spectacle : à la manière d’une vague, ces forces « du pire » font faillir une à une les possibilités de résistance, elles débordent et submergent le présent de leur matière sombre. Il semble ainsi que pour suivre ce régime d’existence liquide, le théâtre de Creuzevault se prête à toutes les mutations, à toutes les formes de récit, il s’affranchit de la continuité pour embrasser cette ondulation, ce tremblement du monde.

Crédit photo : © Jean-Louis Fernandez