Vie antérieure et intérieure étaient convoquées jusqu’au 4 septembre au 13, rue Beautreillis, derrière la discrète vitrine de l’atelier de couture L’aiguille d’or. L’exposition intitulée Réminiscences, présentait des œuvres qui, en dialogue avec leur décor, en appelaient aux facultés contraires de la mémoire et de l’oubli, pour faire apparaître ce qui manque et suivre le fil du présent.

L’aiguille d’or, dans le 4ème arrondissement de Paris

Un atelier de couture : où le lieu comprend l’empreinte des gestes, objets et temps qui s’y ancrent. Où se dévide un fil de laine rouge mêlant ses pelotes de mémoire. Où dans « réminiscences » s’entendent le mime et le mystère, la porte où s’immiscer, où l’ailleurs et l’autre se situent dans les passés que l’on questionne.

Il est courant, dans notre création contemporaine, de voir intervenir le récit de soi dans l’œuvre artistique : on rencontre les artistes par témoignages, autobiographies ou autofictions. C’est moins souvent, cependant, que l’on y rencontre aussi leurs fantômes. Or, à « L’aiguille d’or », passé et présent partagent un seul et même espace, si bien que le souvenir s’actualise et le cours du temps va et vient avec ses figures, ses personnes, ses images. 

Fantômes de la mémoire

Une mère applique ses lèvres, pigmentées au bâton de rouge, sur la page d’un livre. Elle estompe ainsi son maquillage. Reste le baiser sans message, comme un vêtement dont on se déleste, comme un clin d’œil aussi – et pour les temps ensuite, un souvenir. Dans Les baisers de ma mère, Jade Marchandeau présente quelques-uns de ces vestiges collectés dans des livres familiers : ces baisers fixés sur les pages, en travers d’un titre ou autour d’un nom d’auteur. Avec 25 ans de prière, Mark Daovannary reproduit un geste répété chaque jour par sa mère, lui aussi : allumer un bâton d’encens. Dans cette installation, il présente les trois mille six cent bâtons que représentent vingt-cinq ans de prière adressées à Bouddha pour ses ancêtres et pour ses enfants. Les générations, séparées par le temps, sont ainsi reliées par le geste rituel.

D’autres gestes sont aussi présents partout dans cet atelier. Une autre mère coud ici depuis longtemps, et un père avec elle : ce sont les parents d’Anthony Ong, qui a souhaité que ce lieu d’activité familiale accueille son projet d’exposition. On voit les mannequins, les bobines, les machines à coudre de l’arrière-boutique. « L’aiguille d’or » n’est pas un décor insignifiant. Au contraire, il est à l’origine même de ce projet curatorial. Pour Réminiscences, Anthony a souhaité que les œuvres s’y croisent autour d’un thème : la et les mémoires, fragmentaires, en péril, fragiles, parfois dangereuses. Le dialogue se noue donc à trois voix : celles des deux artistes et celle, au travers d’une mise en espace choisie, de l’atelier lui-même. Deux parties s’y distinguent : Souvenirs d’enfanceSouvenirs des temps perdus. La première comprend des œuvres liées à la mémoire personnelle, à l’enfance, à la famille. La seconde ouvre la perspective sur une histoire plus vaste, celle des pays, des exodes, des croyances.

Couture sur souvenir

Le lieu est donc habité, à la fois par l’activité de la retoucherie qu’on y devine, et par les œuvres qui y sont mises en espace. Ce qui exige une attention redoublée. D’abord, parce que l’œuvre nous surprend par son peu de moyens et sa discrétion, telle qu’elle s’inclut dans l’atelier. Ensuite, par ce qu’elle évoque : que l’on connaisse ou non l’histoire de ces baisers maternels, l’objet même que constitue une page déchirée, portant cette marque bien reconnaissable, enfermée sous verre, rappelle les empreintes, reliques, vestiges des relations les plus intimes. Archéologue de sa propre enfance, Jade a dressé une collection minutieuse de ces « baisers » qui, outre l’objet chargé de mémoire qu’est la page du livre, portent la mémoire d’un corps et d’un geste répété par ce corps. Mark a reproduit le rite : planter les bâtons d’encens par bouquets réguliers, dans un ciment qui s’effrite au bord de l’étagère, menacé déjà par une érosion d’amnésie. Jade, elle, a saisi le geste usuel dans sa trace, fixant l’image mouvante du souvenir dans l’objet quotidien, exhumé, installé, célébré sans perdre de son intimité. Les deux œuvres voisinent et Jade compare cette installation commune à « une chaleur éteinte » : les bâtons ne brûlent pas et les baisers, porteurs de tendresse, sont refroidis sur la page.

Trois mille six cent bâtons d’encens se tiennent donc en équilibre, alternant avec les pages de livres gardées sous verre. Ainsi les œuvres réunissent-elles leurs fantômes, convoqués par des gestes mimés, des objets récupérés ou reproduits, un lieu d’activité quotidienne. L’identité de l’atelier est préservée tout en accueillant Réminiscences. On y recoud passé et présent, on y sauve les choses anciennes, on y répare les failles d’identité. Le lien se fait aussi entre le lieu et l’œuvre dans une création à deux auteurs : des planches à l’aquarelle peintes par Jade, inspirées des souvenirs d’enfance que lui a racontés Anthony. 

A-t-il un ici, celui qui n’a pas d’ailleurs ?

À une époque où l’image perd ses fonctions anciennes de présentation et de symbole, c’est vers l’objet que l’on se tourne pour rencontrer un passé enfoui. Vers l’objet et le travail d’archive, puis d’enquête qu’il exige souvent. Collecter les restes, suivre les traces, répertorier, nommer, invoquer. On se trouve alors aux limites du geste de célébration mortuaire, limite franchie d’ailleurs dans la vidéo créée par Jade A-t-il un ici, celui qui n’a pas d’ailleurs ? On y voit un personnage anonyme longuement laver un tombe, en silence. Ici mémoire individuelle, mémoire familiale et mémoire des peuples se rejoignent. L’enquête des origines généalogiques, l’enracinement cherché dans l’inconnu d’un ailleurs, l’histoire des voyages, des migrations, des créolisations se mêle aux gestes et aux mots – ou à l’immobilité, et au silence. 

Car c’est aussi le suspens du temps, l’arrêt qui sont questionnés, notamment dans l’œuvre de Mark Deux ans de solitude. Dissimulé dans une alcôve, un coffret de bois nous laisse apercevoir, sur leur mousse protectrice, deux cadrans dont les aiguilles n’ont pas cessé leur tic-tac. Mais elles sont figées, liées les unes aux autres par un mince fil qui les immobilise. Le temps ne passe plus. Pourtant on entend son rythme qui, lui, n’a pas cessé. Comme celles d’un métronome, ces quatre aiguilles donnent un tempo mystérieux qui se poursuit, même si l’heure est suspendue…

Les fantômes se croisent dans ce lieu où, la distinction entre objets usuels et œuvres s’amenuit pour ouvrir la voie aux rencontres, cousues et décousues, des passés proches et lointains, des présents individuels et collectifs.

Le bruit des aiguilles entravées rappelle aussi, lointainement, le bruit d’autres aiguilles : celles de la couturière et du couturier. Les fantômes se croisent dans ce lieu où, la distinction entre objets usuels et œuvres s’amenuit pour ouvrir la voie aux rencontres, cousues et décousues, des passés proches et lointains, des présents individuels et collectifs. Sur les étagères, les bâtons d’encens, les pages ornées de baisers, les bobines de fil ont été réunis, pour le temps d’une réminiscence en partage.

Ainsi, l’exposition s’estomperait presque dans son décor – comme un baiser sur les pages tournées.

  • Exposition Réminiscences, Atelier de couture « L’aiguille d’or », 24 août – 4 septembre, 13 rue Beautreillis, 75004 Paris

Jade B. Marchandeau, Les baisers de mamère, 2023, pages collées sur papier.

Jade B. Marchandeau, A-t-il un ici, celui qui n’a pas d’ailleurs ?, 2023, vidéo.

Mark Daovannary, 25 ans de prière, 2016, 3600 tiges d’encens.

Mark Daovannary, Deux ans de solitude, 2016, horloges mécaniques, bois, mousse acoustique.

Illustration : Les baisers de ma mère et 25 ans de prière