Publié au début de l’automne aux éditions Monologue, Vitré est le nouveau recueil de Guillaume Artous-Bouvet : trois poèmes qui s’écrivent en regard du triptyque de John William Waterhouse et travaillent le rapport à l’image et à son pouvoir de médiatisation, comme une poésie ekphrastique minimaliste, fragmentaire, qui joue, aussi, sur les potentialités métaphoriques de l’écriture : simplement délicat et beau.

Se saisissant d’une figure romantique pour mieux en fait un éclat de l’écriture, Guillaume Artous-Bouvet élabore un recueil-dispositif où le poème vient danser contre la Lady de Shallot, représentée sur trois tableaux – trois versions – d’une matière médiévale au tournant du XXe, 1888 pour la première version, 1894 pour la deuxième, 1915 pour la troisième, lesquelles viennent scander le recueil dans des reproductions qui titillent le lecteur, l’obligent à revenir, revoir, retourner, au gré de l’écriture elle-même.

Variation sur le même thème, esquive et esquisse de l’image, la poésie se déploie comme un réseau incroyable de signifiés – on pense au fameux « permane et varie » de Barthes, à propos de la métaphore bataldienne de l’oeil. Cette poor Lady, inspiré du poème d’Alfred Tennyson, se trouve condamnée, métaphore oblige, à ne voir le monde que médiatisé, et médiatisé par un miroir – d’où le titre, vit, vitre, vitré – et, d’une mimétique inverse, elle tisse ce monde et ne le voit que par le truchement réfléchi. GAB a son tour, reprenant l’image d’une médiation nouvelle, construit à partir de ce qu’il voit de l’insaisissable triptyque, ni tout à fait un ni tout à fait trois, ou trois fois la même tout à fait différente Lady,

Si le romantisme exacerbé aura mené le geste contemplatif de la pauvre Emma là où on sait, on pourrait parier que sa cousine britannique, loin des caves gothiques, aura malgré tout vécu sa prison écranique comme métaphore d’une passivité contemporaine d’un monde désoeuvré. Versant féminin d’Orphée, condamnée à ne pouvoir regarder sans perdre l’objet de sa vision, elle périra d’une malédiction pour avoir trop miré le joli Lancelot – et sans doute y aurait-il beaucoup à dire sur ce qu GAB doit à l’écriture médiévale et comment il joue brillamment aussi avec.

Vitré, ou « qui est transparent comme le verre » (TLFi), sera sans doute le plus bel exercice du recueil, des trois poèmes, celui qui symbolise le plus la portée ekphrastique de l’auteur. Dans le travail de subjectivisation du rapport à l’image, car le recueil s’organise autour des trois tableaux de Waterhouse, qui ouvre chacun à un poème, l’auteur ouvre à sa vision, parfois cryptique mais sans fermer, au contraire : cryptiquement à l’évidence, car là on l’on pourrait soudain croire un dévoiement, c’est bien à l’image encore que nous ramène GAB, là où – vitré et donc d’une transparence incroyable, le poème éructe son propre éclat, porté par des ruptures fortes – et heureuses, rejouant la lecture jusque dans le mot.

« Nu,

vitré

(tout, immanence d’herbe). Pierre de pan coupé,

gauchissant (œil extrê

-me, vitré). »

Plus que jamais alors la poésie se fait « le sacre de l’œil », là où elle imprime et crépite, là où elle joue avec l’image et le reflet, où elle renverse, travail de dialectique qui retourne contre son reflet le geste de l’écriture comme phénomène de l’image, image comme corps et donc devenir-érotique :

« N’irise quoi, qui coupe. Un

vitré,

là qui tremble (une lèvre de vague et de vague), et qui

déglace, là : sous la loi d’obscurcie. Quoi, miré : eau-de-fièvre, vaguant. (En ciel, émondation (improfonde)). Quanque lumière bue : nue promesse, remous (d’oeil antérieurement, alcooleux). Ou le spasme gelé, réversible. La matière d’un fonds ne s’élucide pas. »

Car encore c’est bien un geste de dénudation qu’opère le renversement de l’écriture en démasquant le piège de la médiatisation, en la subsumant par la poésie :

« Nue caresse, opposable. Chair chaînée, qui n’abdique

tendreur : qui n’affame tempête, cependant. Lame vide

du geste,tenant (glace d’imagement, comme vi-

de, vitrée). »

Imagement, ce terme défini par Bailly – ouvrage éponyme – qui évoque précisément « ces faits d’image », incarnés à partir de l’imageable, à partir des images possibles, et il y a lieu de croire que dans le huis clos autotélique de la femme à son reflet, l’imageable est un brasier : « Quoi feu, déchirement. »

Déchirement du visible jusqu’à l’épuisement de ses possibles dans le jeu même de l’image, du tableau, où notre Lady elle-même se joue du rétinien – « Elle appuie la machine de l’oeil (immanence tissue). »

Expérience de lecture, et expérience désirable !, le recueil de Guillaume Artous-Bouvet vient susciter ce qu’il y a « d’oeil impératif » en nous, non point kantien catégorique mais surgissement du « pouvoir de déposition » du visible (Bailly), œuvrant aux lignes de fuite même du voir dans le sursaut toujours salvateur de la poésie, car enfin

« N’affame solitude, où déboise lion. »