Sélectionné en 2023 à la Quinzaine des cinéastes, LaGrâce retrace le parcours d’un père et sa fille des montagnes du Caucase jusqu’à la mer des Barents.Avec ce premier film,Ilya Povolotsky signe un road movie dru, âpre et mélancolique. Un long-métrage sur le deuil et les solitudes qui ne se soignent pas.

Dans La Ville Blanche (1983) d’Alain Tanner, Lisbonne devient une terre d’errance pour les mélancoliques. Bruno Ganz s’y égare, suite à la disparition de celle qu’il aime. L’architecture et les paysages lisboètes deviennent alors l’écrin de sa tristesse et de son deuil impossible. Chez Ilya Povolotsky, les personnages sont également inconsolables, nostalgiques d’une époque disparue, dépassés par les changements à venir.

Leur Russie paraît résolument à contre-temps. Ils la parcourent dans un van rouge, tantôt cabine de projection d’un cinéma itinérant, tantôt point de vente illégale de DVD pornographiques. Que fuient-ils ? Où vont-ils ? Qu’ont-ils vécu ? Difficile à dire, tant le silence domine. De ce grand roux et de cette jeune fille revêche, tous deux sans nom et à la présence quasi fantomatique, on ne saura presque rien. On ne comprendra qu’à demi-mots qu’entre eux flotte l’ombre d’une grande absence : celle de la mère de la jeune fille décédée. Un Little miss sunshine (2006)sans soleil qui les guidera jusqu’au bord de la mer où la jeune fille, comme pour marquer la fin de son voyage initiatique, jettera les cendres de la défunte dans l’eau glacée. Le voyage qu’entreprennent ce père et sa fille est donc à la fois celui du deuil, qu’il faut tenter de surmonter, et celui du passage à l’âge adulte, pour lequel il faudra achever de tuer la mère. Dans un voyage si douloureux, pourquoi s’encombrer de mots ?

Placé dans une temporalité floue – on comprend que l’action se déroule dans la Russie postsoviétique des années 1990, mais les héros pourraient aussi, comme chez Tarkovski, se déplacer dans un monde post-apocalyptique – le film se présente aussi comme une allégorie d’une condition humaine dévastée, solitaire et silencieuse. Dans ce que l’on devine être une routine, le père semble se débattre avec le fantôme de son ex-épouse et cherche du réconfort dans les bras des femmes qu’il rencontre sur son chemin. De son côté, la jeune fille voit son corps et ses désirs changer, marqués par le passage de la puberté. À l’aide de son Polaroïd, elle semble vouloir arrêter le temps et capture tous les visages qu’elle rencontre, à l’exception de celui de son père, avec qui la divergence apparaît imminente. Entre eux, persiste une mélancolie douloureuse : des dialogues interrompus, des questions sans réponse mais, parfois, un peu de douceur. 

Géographie vagabonde

Les plans du film panoramiques s’attardent sur des personnages en marge de l’histoire : une prostituée qui rencontre un client dans un camion, des travailleurs qui déblayent la route, une femme qui habite dans une maison délabrée ou une mère et son enfant émerveillés devant l’écran d’un cinéma de fortune, qui projette un classique du cinéma russe des années 1990, Le Frère de Balabanov. Ainsi, Ilya Povolotsky témoigne d’une attention généreuse aux visages qui peuplent son film, manière de fixer pour toujours les personnages de ses géographies vagabondes. Sur un mode anthropologique, il documente avec précision la diversité d’un paysage russe, qui ne connaît ni internet ni le flot d’informations en continu.

Ilya Povolotsky témoigne d’une attention généreuse aux visages qui peuplent son film, manière de fixer pour toujours les personnages de ses géographies vagabondes.

S’adossant à une photographie saisissante signée Nicolai Zhedulovich, le réalisateur dresse le portrait d’une Russie des marges, loin du régime en place qui n’apparaît que par l’entremise de ses milices, qui tantôt poursuivent le van rouge familial, tantôt annoncent au père et à sa fille que les poissons ont la peste. La Russie apparaît par sa grandeur comme le territoire de toutes les libertés mais aussi, regardée de plus près, comme celui de tous les interdits. Dans ce décor, le réalisateur arrête sa caméra sur ceux qui l’habitent et sur des panoramas mystérieux et vides, souvent vestiges d’une autre époque : des stations d’essence abandonnées et le squelette d’un ancien poste de météo. En creux, ces paysages viennent pallier l’absence de paroles des personnages et dessiner la carte de leurs émotions. Chez Ilya Povolotsky, ce n’est pas l’autre qui nous reflète mais les contrées que l’on parcourt.

La Grâce tient donc à cet égard du documentaire : filmé durant quarante-deux jours, de manière chronologique, il documente les changements physiques de la jeune actrice et les mutations des paysages du sud au nord, des paysages ensoleillés de l’enfance à ceux glacés de l’âge adulte. La jeune fille finit par plonger significativement dans la mer des Barents, comme pour s’inscrire dans le flux de la vie, affirmer son émancipation.

Semblable aux Polaroïds de la jeune fille dont l’impression se fait progressivement, La Grâce se dévoile lentement : l’image du film met du temps à apparaître et pourtant, quand enfin on le découvre dans sa totalité, on se dit qu’il porte bien son nom.

  • La Grâce d’Ilya Povolotsky avec Maria Lukyanova, Gela Chitava, Eldar Safikanov. En salle le 24 janvier.