Au Théâtre de Belleville, le Collectif 70 présente Froid / Biographies d’ombres, duo de pièces du dramaturge suédois Lars Noren sur la radicalisation idéologique, les mécanismes de la violence et les dysfonctionnements de la société. Dans un dispositif simple mis en scène par Claude Leprêtre, le spectacle met en valeur la langue précise et acérée de Noren et les malaises qu’elle institue.

En contradiction avec le titre du spectacle, il fait chaud, très chaud, dans Froid et Biographies d’ombres, ces deux pièces de Lars Noren écrites au début des années 2000 et éditées en français chez L’Arche dans un volume conjoint – malheureusement épuisé. C’est l’été, un été caniculaire qui pèse sur les personnages comme une chape de plomb. Dans Biographies d’ombres, la famille est réunie dans le jardin, pour accueillir le retour du fils aîné – la sœur et la mère prennent un bain de soleil. Dans Froid, c’est le dernier jour du lycée, et trois camarades boivent des bières et font griller des saucisses non loin d’un lac. Il fait chaud, et cette chaleur étouffante donne le ton et l’atmosphère : tous les personnages sont pris en tenaille par une force qui les dépasse et les écrase.

Non-dits et noirceur : une famille suédoise

La chaleur étouffante donne le ton : tous les personnages sont pris en tenaille par une force qui les dépasse et les écrase.

Biographies d’ombres s’ouvre donc sur le retour de Magnus, 20 ans, chez ses parents, mais fait dans l’acte central un aller-retour avec le passé, cinq an plus tôt. Le père, Filip, est souffrant – son mal est de la plus mauvaise engeance, incurable et progressif, une paralysie musculaire qui le ronge et prend petit à petit le contrôle sur son corps. Face à cette maladie, il tente de garder le contrôle en redoublant de colère et d’autorité, collant à l’image du patriarche moderne. La mère, non nommée, elle aussi engoncée dans son rôle social d’épouse, subit sans révolte les remarques sexistes, les sautes d’humeur et l’irascibilité de son mari. Rebecka, la sœur cadette, adolescente ordinaire, n’attend que la première occasion pour s’extirper de son noyau familial toxique. Nous sommes dans une famille type, presque cliché, de la Suède périurbaine, dans laquelle on espionne ses voisins autant qu’on a peur qu’ils nous espionnent. Et puis, il y a Magnus, le fils aîné, l’élément étranger. Mystérieux, peu disert, tout en froideur et en confiance sur-affirmée. C’est sa présence qui vient révéler sans les exprimer les violences enfouies dans le passé de la famille.

(c) Y. Henri

Noren en dit peu, il laisse faire le langage et ce que nous pouvons y projeter. Son style, direct et sec, non sans ironie cynique (« Il y a bien quelque chose qui repousse, non ? Tôt ou tard. » glisse Magnus à son père, confronté à l’approche de sa mort et à sa calvitie galopante), ne nous explique rien, mais nous invite plutôt à deviner ce qu’il esquisse dans les relations, les petites phrases, les micro-gestes. Inceste ? Violence physique ? Pression psychologique ? On ne sait rien exactement des traumatismes qui déterminent le destin de Magnus – et de celui-ci non plus, si ce n’est qu’il « s’entraîne », pour garder la forme pour « les défis de l’avenir ». Le drame n’est pas encore social. Le collectif 70, sur une scène pensée comme un ring – et donc les répliques comme des coups de poings – dessine plutôt des archétypes cochant toutes les cases du problématique contemporain  : le père sexiste, patriarcal, autoritaire, les hommes incapables d’exprimer des émotions, la mère naïve et écrasée, le fils en voie de radicalisation, la cadette prenant sur elle toute la violence silencieuse. Là où la langue de Noren, dans ses subtilités, ses non-dits, son humour noir, aurait pu donner lieu à des rapports plus insidieux et moins immédiatement identifiables, on regrette que la mise en scène fasse le choix d’un jeu quasi monolithique où chaque comédien.ne n’incarne qu’une seule émotion ou presque.

De l’extrême-droite face à la démocratie ou le spectateur pris de nausée

La pièce nous place sans filtre face à nos démons sociaux, sans omettre de laisser des zones d’ombre à investir.

Après un interlude au hard rock, belle proposition qui s’affranchit du texte tout en y faisant référence, les deux comédiennes de la mère (Maud Roulet) et Rebecka (Lou Martin-Fernet) prennent place sur le banc de touche et laissent la leur à deux autres acteurs. Froid propose une distribution exclusivement masculine. On y découvre trois amis tout juste sortis du lycée – nourris d’idéologie nationaliste d’ultra-droite, amoureux de la « belle nature suédoise » et prêts à tout pour la défendre contre les étrangers, immigrés et parasites. Keith est le leader, le plus fort physiquement et idéologiquement – Anders et Ismaël suivent et veulent prouver leur valeur. Attirés par la violence (« Je voudrais tuer quelqu’un. Je pense que c’est un trip d’enfer. Le meilleur trip possible. Mieux que de baiser. »), ils représentent l’image tant redoutée de la survivance actuelle des pires régimes du XXe siècle. Tout y est : racisme, islamophobie, lgbtq+-phobies, sexisme, culte du leader, obsession pour la pureté de la race, suprématie blanche, masculinité toxique. Entre une diatribe anti-musulmans et une discussion sur le club de foot local, survient Karl : enfant coréen adopté par une famille suédoise aisée. Coincé au milieu de ses trois camarades, Karl est pris au piège comme un lapin au milieu des prédateurs. Le face à face qui s’ensuit est remarquable de tension dramatique et d’intensité.

Anticipant sur la dédiabolisation des discours d’extrême-droite dans les années 2010, “Froid” fait presque office d’oracle noir.

Au fur et à mesure que la pièce progresse, au rythme de cette conversation dans la clairière où Karl tente d’opposer à ses agresseurs les arguments de la démocratie libérale et de la tolérance des Lumières, on se sent pris de vertige et de nausée. Il devient difficile de supporter le discours haineux de Keith et Anders, on anticipe malgré nous une fin qu’on ne veut pas voir arriver. Un authentique mal-être s’installe, à mettre au crédit à la fois de la redoutable mécanique des dialogues de Noren, et de leur interprétation par le Collectif 70. Indéniablement plus réussie que la première pièce, Froid nous entraîne dans la terrible spirale du mépris de l’autre, de la rhétorique identitaire et de la pression de groupe, culminant dans une violence brutale. La pièce nous place sans filtre face à nos démons sociaux, sans omettre de laisser des zones d’ombre à investir, entre les visions de Keith, la pyromanie d’Ismaël, un débat sur l’identité suédoise ou la perspective d’un voyage en Grèce. On ne peut que souligner la performance impressionnante de Théo Costa-Marini en Keith, le leader tantôt possédé, tantôt en retenue, bien que les autres comédiens (Cantor Bourdeaux, Jean-Rémi Chaize et Charles-Antoine Sanchez) ne soient pas moins à féliciter dans la construction de cet enfer à quatre.

Ici encore la langue de Lars Noren est mise en lumière et fait mouche. Sans aucune pitié, une telle pièce nous laisse hagards à la sortie – mais aussi perplexes. Pourquoi faire voir et entendre toute cette violence verbale, idéologique et physique telle quelle, sans recul ? Il y a évidemment le malaise individuel et collectif qu’elle provoque chez le public. Il y a aussi sans doute la volonté d’interroger la force de ces idées, à l’heure où l’extrême-droite revient au pouvoir partout en Europe. A cet égard, Froid, publiée en 2003, anticipant sur la dédiabolisation de ces discours dans les années 2010, fait presque office d’oracle noir. Au-delà de tout cela, il y a notre fascination malsaine pour des personnages avec lesquels il semble que nous n’avons rien en commun, mais avec qui nous devons pourtant faire société. Que ce soit à l’échelle familiale, ou dans un contexte plus social, Lars Noren révèle les échecs de nos sociétés démocratiques – il nous tend un miroir au reflet effrayant.

(c) Y.Henri

Froid / Biographies d’ombres, par le Collectif 70, mise en scène Claude Leprêtre, au Théâtre de Belleville jusqu’au 31 octobre, et le 24 et 25 janvier au TMG Grenoble.

Crédit photo : (c) Y. Henri