Focus sur la pièce Méphisto de la compagnie des Barbares, présentée dans le cadre du festival Départ d’Incendies qui réunit du 2 juin au 2 juillet, 5 jeunes troupes au Théâtre du Soleil (lire notre article ici).

La chute de l’ascension

Au fur et à mesure que s’élèvent ses idoles, Hendrik Hofgen plonge dans un abîme de solitude, seulement accompagné de sa conscience mise à mal

Mephisto est à l’origine le spectacle de sortie d’école (Ecole la Manufacture – Section mise en scène) du metteur en scène Jérémie Lebreton. Dans le cadre du Festival Départ d’Incendies, il propose une réécriture de cette pièce aidé de l’auteur Joseph Olivennes. En effet, si la forme initiale se concentrait sur le parcours du personnage Hendrik Hofgen (Cyprien Colombo) -issu du roman de Klaus Mann-, l’ambition de cette reprise est d’affirmer la dimension historique et collective de cette histoire. Mettre la troupe au cœur du projet est tout à fait dans l’esprit de ce festival perdu dans les mythiques bois de la Cartoucherie.

La pièce se base sur la réalité : celle de la montée du nazisme dans l’Allemagne des années 1920-30, sur des figures historiques Klaus Mann (Angèle Arnaud) et Erika Mann (Jeanne Guittet) et sur les idéologies issues des textes de ces auteur.ice.s. Un programme ambitieux, comme le déclare d’emblée Nicoletta Hoppe (Alba Porte) -personnage fictif inspiré de contemporains des Mann-  : “Nous avons 400 pages, denses, bien denses, à résumer ! Une histoire chaotique, plus les deux autobiographies de Klaus, les écrits théoriques, les livres d’Erika, la correspondance avec Stefán Zweig et tous les indices qui se cachent dans l’Histoire ! Les douze travaux d’Hercule à côté c’est du pipi de chat !”

Les 400 pages du roman Mephisto de Klaus Mann publié en 1936, sont une critique de l’auteur contre la passivité des intellectuels et artistes de son temps qui -selon lui- ne s’opposent pas assez fermement au régime fasciste. Le Méphisto de la compagnie Les Barbares met sous pression un groupe d’ami.e.s, personnages historiques ou romanesques, qui voient leur principes se confronter à une réalité qui les dépasse.

Au départ, tout semble idéal : Hendrik Hofgen, un jeu arriviste de Dresden, tombe en amour et épouse Erika Mann, autrice et sœur du célèbre Klaus Mann, accompagnés de Nicoletta Hoppe, le quatuor d’artistes veut révolutionner le monde du théâtre.

Arrivé au bon endroit au “bon moment” Hendrik est pris alors dans une ascension de carrière aussi rapide que la montée du nazisme. Il s’arrange avec les figures du pouvoir en place, commence un longue ivresse. Cette idée d’ascension vertigineuse est joliment mise en scène avec l’incarnation par Théo Kailer de trois personnages de pouvoir qui apparaîtront de plus en plus haut sur le plateau. Tout d’abord, sur le plancher des vaches, Hendrik Hofgen rencontre Marder auteur conservateur qui refuse le vent nouveau de la création. Puis arrive Max Reinhardt, directeur du théâtre de Berlin, accroché à 4 mètres du sol, derrière le rideau rouge du théâtre d’où ne dépassent que ses mains et son visage. Enfin, Goering, membre du parti nazi, accroché au plafond dans un nuage de fumée.
Au fur et à mesure que s’élèvent ses idoles, Hendrik Hofgen plonge dans un abîme de solitude, seulement accompagné de sa conscience mise à mal et incarnée par le comédien et batteur Max Millet.

(c) Leïla Macaire

Une déclaration d’amour au théâtre

Les registres se mélangent joyeusement, on passe de la farce au drame, du masque au slam. Le jeu et le ton sont toujours très entiers et puissamment incarnés

La pièce est une déclaration d’amour très goulue et gourmande au théâtre. Si l’idée d’une œuvre qui parle de théâtre, sur une scène peut faire peur, la réjouissance et l’investissement des comédien.ne.s et du metteur en scène en fait un heureux concentré de spectacle très vivant.

Dans ce grand moment de vie, les acteur.ice.s n’hésitent pas à plusieurs moments à franchir allégrement le quatrième mur et à venir discuter avec les spectateur.ice.s, leur offrir des bières, leur demander si :”c’était bien ? ça vous a plu ?”. Les registres se mélangent joyeusement, on passe de la farce au drame, du masque au slam. Le jeu et le ton sont toujours très entiers et puissamment incarnés : le monologue  entre chant et cri de Klaus Mann à l’annonce de l’arrivée au pouvoir d’Hitler magnifiquement joué par Angèle Arnaud ou le pétillement colombien et son humour franc cocaïné d’Alba Porte. Le personnage Hendrik Hofgen (Cyprien Colombo), incarne particulièrement ce concentré de spectacle vivant. Dans la scène de son ascension, sous la batterie effrénée de Max Millet, tour à tour nous le voyons danser tel un moujik, chanter de l’opéra, jouer, tout pour nous plaire, jusqu’au bout du souffle. 

Le “tout ou rien” est aussi dans la technique. La mise en scène se tisse entre chaque image forte de la presque pénombre du plateau et les lumières poétiques signées Henri Coueignoux.
L’on passe d’un diner grinçant de langoustes roses comme un sombre clin d’oeil de la Cène, à une sortie de spectacle en loge dans une ambiance de cabaret à la Henri de Toulouse-Lautrec. Cette transformation est possible grâce à la scénographie très réaliste de Christian Bovey. Le décor est une salle de théâtre où sont posés en apparences, flycases, accessoires et micros. Les acteur.ice.s se changent parfois à vue ce qui créé une bulle de fragilité et de vulnérabilité lorsque nos yeux se posent sur elles.eux, avant qu’il.elle.s ne revêtissent un autre rôle, un autre costume de la styliste Héloise Bouchot. Nous sommes imprégné.e.s de ce monde de théâtre où clignote parfois un peu de réel. Ce grand bain est aussi sonore, puisque l’envoutante composition musicale de Félix Bergeron porte la pièce presque tout du long.

Nous finissons par éprouver dans le corps des morceaux de théâtre. Par exemple, Hendrik Hofgen à son mariage avec Erika Mann cite du Cyrano de Bergerac : « J’ai tellement pris pour clarté ta chevelure, Que comme lorsqu’on a trop fixé le soleil, On voit sur toute chose un rond vermeil, Sur tout quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes, Mon regard ébloui pose des tâches blondes ! » . Ces tâches blondes nous finirons par les voir à la fin du spectacle, lorsqu’Hendrik à moitié fou, rampe vers un éclat de lumière plongé dans la fumée. Nos yeux de spectateur.ice.s voient alors des tâches blondes qui nous conduisent à un écho synesthésique, en miroir au début de la pièce.
Ainsi, nous éprouvons, comme un coup de cymbale esthétique, tous les corps de métiers qui portent le théâtre et se mettent au service de l’œuvre.

Méphisto est une pièce généreuse, incarnée à l’esthétisme exigeant et puissant. Un beau vertige dionysiaque.

(c) Leïla Macaire
(c) Leïla Macaire
(c) Leïla Macaire
Retrouvez ici toute la programmation du Festival Départ d’Incendies (du 2 juin au 2 juillet 2023) organisé par l’Association départ d’Incendies en collaboration avec le Théâtre du Soleil et la compagnie Immersion.

Crédit photo : (c) Leïla Macaire