S’il devait y avoir une liste des spectacles à voir absolument en ce Festival d’Avignon 2023, À cheval sur le dos des oiseaux, écrit et mis en scène par Céline Delbecq, en ferait partie. Au Théâtre des Halles, Ingrid Heiderscheidt nous entraîne dans l’histoire tragique – et tristement commune – de Carine Bielen, une femme précaire à la fois sujet et objet de sa vie ; une mère qui verra son monde s’écrouler suite à un accident malheureux… Un monologue dur et réaliste qui questionne avec intelligence les dérives du système.

Histoire d’une réalité sociale : le destin de(s) Carine Bielen

Carine Bielen est l’archétype des individus prisonniers au sein du système de l’aide sociale depuis l’enfance. Une administration normative qui privilégie la rentabilité et les cases à cocher dans les formulaires au profit de l’humain, des histoires individuelles. Elle est – comme toutes les personnes précaires – un numéro sur un bout de papier, une invisible… Issue d’un milieu très populaire, elle navigue, dès son plus jeune âge, entre la maison de ses parents et les centres éducatifs pour mineurs handicapés. Un endroit où elle trouve ce qu’elle n’a pas chez elle (nourriture, chaleur…), mais qui scinde sa famille en deux. Cette scission inscrira en elle une souffrance qui ne la quittera pas. Céline Delbecq montre – avec un talent extraordinaire – la manière dont ce système devient rapidement un piège qui épie les vies et qui, finalement, empêche d’exister pleinement comme sujet.

Le théâtre crée ainsi un lieu utopique où elle peut dire, s’exprimer sur sa version des faits. C’est brillant.

Lorsqu’Ingrid Heiderscheidt prend la parole, il est difficile de savoir où Carine se trouve. Est-ce dans le bureau d’un avocat, dans celui d’un juge ou dans un commissariat ? Le public ne le sait pas, mais sent que cette histoire doit conduire à un endroit sombre, au moment où tout a basculé. Carine Bielen nous raconte son histoire, celle qui personne ne connaît et qu’elle n’a jamais eu l’occasion de raconter parce qu’elle n’intéresse pas les « grandes gens ». Le théâtre crée ainsi un lieu utopique où elle peut dire, s’exprimer sur sa version des faits. C’est brillant.

Un accident malheureux : explosion du dénouement tragique

La trajectoire de Carine est classique : aide sociale à l’enfance, test de QI qui la range dans la catégorie des « débiles », impossibilité de trouver un travail… Carine préfère en rire. Elle ne se rend pas compte qu’elle est piégée dans un système et, si elle le comprend, elle a parfaitement intégré le discours dans lequel on l’a cloisonnée depuis l’enfance. Elle aime boire son petit verre de rouge, le soir, pour dormir tranquille et en particulier lorsque le vent se lève. Les bruits dans l’obscurité lui font peur… Carine a eu un petit garçon, Logan, qu’elle élève avec l’aide de « la dame du centre », une sorte d’éducatrice qui lui dit comment elle doit procéder pour élever l’enfant en s’adressant à elle comme si elle était incapable de comprendre quoi que ce soit.

Cette histoire interroge avec une finesse incroyable la violence sociale et les dérives du système qui épie chaque geste, n’écoute pas toute la version des faits et, ainsi, empêche l’autre de se défendre convenablement.

Il faisait de l’orage lorsque le tragique accident s’est produit. Alors qu’elle avait ingurgité son petit verre de vin rouge, comme chaque soir, elle a malencontreusement écrasé le bras de Logan en pleine nuit. Un accident grave, certes, mais qui peut arriver à n’importe quelle mère… Il n’y avait aucune intention malveillante dans ce geste, aucune violence. Il s’agit juste d’un malheureux accident. Seulement, la « dame du centre » avait décidé de passer voir Carine ce jour-là et elle a découvert le bras cassé de l’enfant. Une situation qui conduira au placement de l’enfant et à la mise sous tutelle de Carine. Alors que cette dernière a toujours accepté son sort, elle décide de se battre pour son fils, cet enfant dont elle dit avoir « reçu le monde en entier dans [sa] tête d’avoir ce petit ». Cette histoire interroge avec une finesse incroyable la violence sociale et les dérives du système qui épie chaque geste, n’écoute pas toute la version des faits et, ainsi, empêche l’autre de se défendre convenablement.

Une performance juste et touchante

© Alice Piemme

Ingrid Heiderscheidt incarne à merveille le personnage fictif de Carine Bielen. Elle parvient à toucher le spectateur directement au cœur – sans jamais forcer le trait – à travers une performance d’une justesse magistrale. Nous retiendrons longtemps ce spectacle nécessaire qui donne la parole aux invisibles avec humilité, bienveillance et justesse. Cette pièce est à voir et à revoir, sans modération !

  • À cheval sur le dos des oiseaux de Céline Delbecq avec Ingrid Heiderscheidt au Théâtre des Halles du 07 au 26 juillet (relâche les 13 et 20)
  • Durée : 1h
  • Festival d’Avignon (OFF)

Crédit photo : © Alice Piemme