Je voudrais répondre à une question que je me pose, et expliquer pourquoi Philippe Muray a arrêté son Journal en 1997, me privant de quelques volumes supplémentaires d’Ultima necat. Au-delà de la justification par la fatigue dont fait part Muray au début de 1998, et dont il parlera à nouveau en 2004, j’y vois deux raisons : la découverte fondamentale d’Homo festivus et le règlement de son dernier et plus vieux compte : son amitié biaisée avec Jacques Henric.

journaux Philippe Muray

La première explication est fournie par Anne Sefrioui dans sa postface au sixième et dernier volume: à partir de maintenant il se concentrera sur Après l’histoire. Il y a donc un lien entre l’abandon du journal et la création du héros de ce livre. En sourdine, l’année 96 raconte la naissance de ce personnage qui a d’abord deux noms différents : le « touristanthrope » et Homo festivus. Il choisira le second et ce sera le point de départ d’une série d’inventions linguistique fondée sur la dérivation (festivisme, hyperfestif, etc.).

Avec Homo festivus, Philippe Muray découvre le personnage qui incarne la multitude

J’ai l’impression qu’en choisissant Homo festivus, Philippe Muray met enfin la main sur une idée absolument neuve. Au fond, avant ça, il avait des idées assez banales ; le bien, le charity business, le tourisme la tyrannie de la santé, la critique du politiquement correct, après tout, ce sont des choses que l’on voit, même à son époque, assez souvent critiquées. Mais la fête, qui subsume toutes ces choses tout en étant plus que leur somme, est ce qui donne la couleur de l’œuvre de Muray, ce qui lui donne un style réellement anticipatoire. Ce n’est pas que Muray est un prophète, c’est qu’il a inventé le troisième millénaire, la langue (pas seulement colorée : fluo) des années 2000 ; avant ça il était encore dans une écriture très années 1980 (même s’il déteste ce type de découpage temporel), très organique (le fax « bave » des documents ; ça rappelle l’esthétique des premiers films de Cronenberg). Même quand il parle du « monde sans caries » dans On ferme, l’organicité est encore là, même sur le mode de la négation. Plus tard, il trouvera l’image du « parc d’abstractions », plus à même de décrire, quoique très figurativement, la déréalisation de notre monde.

Quelque chose témoigne très bien de ce changement : le choix de la date charnière entre le monde d’avant et celui d’après l’histoire. Avant 97, cette date c’est 1987, l’apparition du Téléthon. Après 1997, ça devient la Love Parade de Berlin en 1989. On passe de la télé à la fête, manière de liquider les derniers vestiges debordiens de sa pensée.