Semblable à un petit os de seiche

À qui écoute attentivement le craquement du papier, le bruissement d’un tissu, les déploiements sensibles d’un réel qui nous enveloppe, s’adresse cette exposition de la collective soap. Les œuvres y content à voix basse une histoire de supports et matières, de formes et dé-formes, d’espace et de mémoire où se croisent des sucettes, des tableaux et même de petits os de seiche.

« Un petit os de seiche, c’est un souvenir de la plage, de jeux d’enfance. Mais c’est aussi un objet passionnant : solide à l’extérieur, il est mou à l’intérieur, il sèche, diffuse une odeur, se craquèle… Nous voulions explorer les liens entre mondes donnés et métamorphoses, entre vue et phosphène. » En quelques mots, Alice de Malliard, membre de la collective soap, résume ainsi l’intention des artistes et curateur·ices. Questionner les objets au prisme du passé, constituer les espaces, inventer des habitats miniatures et des structures qui, de l’imaginaire, deviennent réelles : ces intentions se croisent, se déploient, se contredisent aussi dans les œuvres de dix artistes. Issu·es de l’EnsAD et l’ENSBA, ces plasticien·nes, vidéastes et photographes ont collaboré avec la collective pour donner naissance à l’exposition « Semblable à un petit os de seiche », présentée à Paris en cette fin de juillet.

L’espace y est nu, ou presque. Une baie vitrée s’ouvre sur l’esplanade arborée qui la jouxte, le sol est clair et le béton des murs, sans reflet. Exploitée par la scénographie, cette simplicité se poursuit dans la mise en espace des œuvres. Ni cartel, ni piédestal : l’on se déplace à vue et sans trajectoire imposée dans ce white cube où un plan de salle et un livret, distribués à l’accueil, permettent seuls d’identifier les créations que l’on y croise.

L'Espace Bétonsalon © Charlie Boisson
L’Espace Bétonsalon © Charlie Boisson

Peinture et papillons de nuit

Nina Azoulay, Papillons de nuit © Charlie Boisson
Nina Azoulay, Papillons de nuit © Charlie Boisson

Une toile de Victor Andrea González, Jackpot, ouvre l’exposition[1]. Un ticket de loterie y est peint à l’huile, dans une tonalité pastel où, touche par touche, l’investissement de l’objet par les matières de la peinture rend un muet hommage aux micro-existences, objets inaperçus et pourtant quotidiens. C’est par de telles démarches que les artistes de cette exposition réinventent un rapport à la perception sensible, à ses conversions de matières, ses pouvoirs de réminiscence, de fiction ou d’abstraction.

D’une part, ce sont les composants de ces objets qui sont travaillés. Ainsi, l’artiste Nina Azoulay obtient, en manipulant, cousant, épinglant, découpant des tissus, des formes complexes en suspension. Comme des chrysalides, ses costumes vides sont faits de plis et replis disposés par des épingles, où nœuds et sequins détournent l’œil, ponctuent une disposition à la fois sculpturale et souple[2]. De tels  agencements du textile annoncent des secrets, des formes organiques, signalent un passage ou un abandon sans ouvrir leurs pans ni leurs ailes.

De l’objet au corps : créations de l’intime

D’autre part, les matières sont recherchées, agencées pour donner lieu à des installations ; l’objet n’est pas seulement un point de départ possible, il est aussi acteur et moyen de la création. Existant sans séparation dans l’espace où le public déambule, il ne s’exhibe pas mais se prête à la rencontre, immédiatement accessible, prêt à happer le regard ou l’oreille. Plusieurs œuvres s’incorporent ainsi dans l’espace, composées souvent d’objets usuels, quotidiens et collectés dans les lieux de vie intimes. Marine Ducroux-Gazio et Audrey Prédhumeau présentent des installations comprenant des photographies étales, une veste abandonnée, une marche d’escalier[3], mais aussi de petits cylindres métalliques venus d’autres galaxies. Claire Gitton invente une œuvre évolutive où, sur un support de bois, plusieurs cartes postales et dessins sont changés d’un jour à l’autre[4]. Mobiles et désunis dans la vie ordinaire, les objets trouvent dans ces installations une fixité fragile, hors-temps mais implantée dans l’espace de nos corps et celui, mental, de nos souvenirs.

Audrey Prédhumeau, presque presque presqu… © Charlie Boisson
Audrey Prédhumeau, presque presque presqu… © Charlie Boisson

Autoportraits, corps féminins ?

Le corps sous divers aspects habite l’exposition. Enveloppes, textures de la peau et du vêtement, matières de l’intime dialoguent dans plusieurs œuvres qui, dans leur exploration des formes, abordent le corps féminin avec crudité ou ironie. L’artiste Nicole expose son string usagé, gelé dans la résine[5] ; Anna Giner, pour sa part, joue avec sa propre image dans de singuliers autoportraits. Sur un emballage en plastique à forme de poupée, l’artiste elle-même apparaît en projection vidéo, souriante, costumée en poupée à volants[6]. L’image s’applique ainsi à la silhouette immobile : dérision, ironie, blâme ? L’oeuvre nous laisse hésiter entre  l’âpre critique d’une société qui corsète et enferme les corps, et l’imaginaire grinçant des mêmes corps se dédoublant, mimés et mimant leurs propres formes creuses. Figer la vie intime par ses objets, enfermer l’image dans une silhouette de poupée, multiplier des portraits photographiques dans une pose stéréotypée : les techniques s’allient et varient pour questionner le corps et ses acceptions sociales, de ses formes publicitaires jusqu’à ses tabous.

Aussi l’exposition cible-t-elle un problème majeur de la création artistique, la matière et ses traitements, tout en ouvrant la voie à des questionnements divers et visant au plus intime ; vers la matière-mémoire, la matière des corps, mais aussi des surfaces, des enveloppes, des sensations. Les œuvres de l’exposition se laissent découvrir dans les détails de leurs plis et recoins, cachettes, enregistrements diffusés à bas volume, objets minuscules. Autant de jalons pour un parcours qui, finalement, conduit à une matériauthèque où l’on nous propose toutes sortes d’objets, papiers colorés, coquillages et autres fragments ou rebuts  avec lesquels nous pouvons créer, à notre tour, et parmi lesquels on peut découvrir… quelques os de seiches.

  • Semblable à un petit os de seiche, exposition par la collective soap, du 22 au 30 juillet

Bétonsalon – Centre d’art et de recherche

9, Espace Pierre Vidal-Naquet

75013 Paris

[1] Victor Andrea González, Jackpot, huile sur toile, 2023.

[2] Nina Azoulay, Papillon de nuit, textile, plexiglas, plâtre, résine, bois, métal, papier, carton, corde, dimensions variables, 2023.

[3] Marine Ducroux-Gazio, Lae Rêveureuse et les forêts, haut-parleurs, amplificateurs, câbles, impressions 3D, cartes postales, aimants, 2023 ; Audrey Prédhumeau, presque presque presqu…, sol avec marche d’escalier, veste transparente, jean gravé, semelles, fleurs offertes par Juliette, verre d’eau trouvé dans l’espace, filtres noués, divers éléments, 2023.

[4] Claire Gitton, série de dessins changés régulièrement : Meilleurs vœux 1958 et après, Ça devait être une lettre, Pour lili boulanger, Pensée depuis 2019 pour mon ami, Un dessin pour une peinture, Pour tati, dessins et cartes postales, 2023.

[5] Nicole, Mi tanguita usada, string porté par l’artiste et résine, 2023.

[6] Anna Giner, Angelic Pretty, vidéo et résine, 2023.

Illustration : Semblable à un petit os de seiche – Affiche de l’exposition