Crédit photo : Francesca Mantovani © Gallimard

Dans son premier roman, La Poule et son cumin, publié chez les éditions JC Lattès en 2022, Zineb Mekouar raconte brillamment l’amitié de deux jeunes femmes que tout oppose dans le Maroc contemporain. Elle traite sans fard de problématiques fortes telles que l’identité, le rapport femme-homme, la violence sociale, ou encore l’avortement clandestin. Dès sa sortie, le livre est remarqué : en lice pour le Goncourt du premier roman 2022, il sort en poche chez les éditions Points et paraît en Italie l’année suivante. À l’occasion de la sortie de son deuxième roman, Souviens-toi des abeilles, à paraître le 2 mai prochain chez Gallimard, Estelle Normand a rencontré Zineb Mekouar, une autrice à découvrir absolument.

Zineb Mekouar

Estelle Normand : Votre premier roman raconte les destins de deux jeunes femmes issues de classes sociales différentes qui grandissent ensemble à Casablanca. Kenza est fille d’aristocrate et Fatiha est fille de bonne. Enfants, elles deviennent amies mais leurs chemins s’éloignent peu à peu. En quoi cette amitié était importante pour vous à raconter ?

Zineb Mekouar : Ce que je trouve magnifique dans un roman c’est qu’on peut parler de choses dures, graves, et de thèmes importants de manière engagée, sans jamais juger personne. Selon moi, c’est le propre de la fiction. Ayant grandi au Maroc, il y a plusieurs thèmes dont j’avais envie de parler, comme l’amitié ou l’enfance, en montrant aussi les injustices ou l’hypocrisie sociale qui peuvent exister là-bas (ex : le rapport au couple traditionnel, parfois un peu hypocrite, sans tendresse).

À travers l’amitié de Kenza et Fatiha, je me suis demandé à quel moment la société, avec toute sa violence, s’immisce dans une amitié enfantine. Quand on est enfant, on joue sans considération des classes sociales, normalement. Il y a une naïveté de l’enfance, une sincérité, qui ne tient pas compte de tout ce qui constitue notre identité d’adulte, les adultes se définissant généralement par leur métier, leur appartenance sociale. Ici, au contraire, cette amitié, presque sororale, est très pure.

EN : Vous décrivez merveilleusement la genèse de leur amitié dans cet extrait : « Les deux enfants finissaient toujours par s’endormir main dans la main, l’une s’approchant trop près du rebord du matelas, l’autre le nez écrasé sur le pied du lit. Elles restaient ainsi une bonne partie de la nuit – les doigts entremêlés et l’une, pour toujours semblait-il, plus haute que l’autre. ». Ce passage, particulièrement marquant, scelle leur attachement malgré une hiérarchie sociale établie. Pourtant, le « semblait-il » vient questionner cette hiérarchie.

ZM : C’est un de mes passages préférés. Avec ce « semblait-il », je voulais mettre en lumière, d’une part, le fait que le pouvoir n’est pas forcément chez celle qu’on croit. Fatiha a presque l’ascendant sur Kenza par son côté grande sœur. Oui, Kenza c’est l’aristo sur le papier, c’est celle qui a l’argent, qui est plus libre, en tout cas qui peut se libérer plus facilement, et pourtant, c’est Fatiha qui domine dans leur amitié. Cela montre comment une amitié peut déjouer la hiérarchie sociale.

Dans le roman, une dualité existe : la grande Histoire et l’intimité des gens. C’est ça qui est intéressant à mon sens : comment tout prend chair. C’est très beau. Les écrivains que j’admire, ce sont des gens qui sont capables de raconter la grande Histoire de manière charnelle. Par exemple, j’adore La vie devant soi, comme beaucoup de gens. Romain Gary arrive à mettre le lecteur dans les baskets de Momo et à lui faire comprendre de cette façon les problématiques sociales, historiques, politiques… mais aussi à toucher le lecteur. J’ai essayé de le faire à mon humble niveau.

EN : C’est réussi !

ZM : Merci. Et, d’autre part, j’essaie de donner une note d’espoir parce que le Maroc est en train d’évoluer malgré une rigidité réelle. Je pense que le problème vient surtout de l’éducation publique qui n’est pas assez bonne. Dès que les gens ont un peu d’argent, ils mettent leurs enfants dans des systèmes privés. Si tu veux t’en sortir, tu as intérêt à ce que ta famille ait les moyens. C’est profondément injuste.

EN : En parlant d’injustice, le roman s’ouvre sur une scène très forte, violente même. Fatiha est tombée enceinte par accident ce qui va la conduire à subir un avortement clandestin. Dès le premier chapitre « Bienvenue à Casa » (ça donne le ton !), on découvre alors l’état de soumission des femmes au Maroc. Vous situez cette scène en 2011, pensez-vous que la situation ait évolué en 2024 ?

ZM : Je suis très heureuse et fière du Maroc parce que je ne savais pas comment le livre allait être pris, j’étais un peu stressée et, en fait, ça a été très bien pris. Les lecteurs, les libraires, les journalistes, tout le monde me disait : « C’est bien de dire les choses clairement, crûment même parfois, parce qu’il y a une violence sociale. » Il faut savoir qu’il y a près de mille avortements clandestins par jour au Maroc, c’est hyper violent. Comme la hchouma, la honte, qui fait qu’on ne veut pas voir, mais il faut arrêter ça. C’est une injustice sans nom pour les femmes parce qu’elles n’ont pas le droit d’avoir de relations sexuelles hors-mariage et elles ne peuvent pas non plus avorter, c’est une double peine.

En revanche, je suis assez fière que le roi ait demandé récemment à ce que des propositions soient faites dans le cadre d’une future réforme de ce qu’on appelle la Moudawana, le code de la famille au Maroc. J’espère que le droit à l’avortement fera partie des changements. Je sens une volonté politique de rééquilibrer les lois avec la réalité des mœurs au Maroc, beaucoup plus ouvertes et libérées.

EN : Vous dépeignez un rapport violent entre les femmes et les hommes. Beaucoup de scènes, sexuelles notamment, sont assez crues, était-ce un parti pris ?

ZM : Oui, tout à fait. C’était dur pour moi d’écrire ces scènes de sexe parce que je me disais « Mon Dieu, mon père va lire, mon grand-père… ».

J’ai dû dépasser l’auto-censure car je voulais montrer, par la violence de l’écriture, la violence sociale et la violence que subissent les femme...