Vivre avec les fantômes - Zone Critique
Vivre avec les fantômes
Jean-Jacques Schuhl

Entrée des fantômes, publié par Jean-Jacques Schuhl en 2010, est une tentative de roman, une ébauche de fiction qui périclite très vite pour basculer dans une succession de saynètes autobiographiques, mi-fantastiques mi-burlesques, romancées (ou non ?), dans un Paris de grands hôtels ou de gargotes, où les souvenirs des années soixante-dix affleurent et laissent au lecteur qui les a connues un sentiment de mélancolie fugace ou à celui trop jeune pour les avoir vécues une pointe de regret. 

Le résumé

« La porte de l’ascenseur s’ouvre ». En sortent Marge, une mannequin, et un cardinal. Ce dernier donne pour mission à l’apprentie espionne malgré elle de se rendre dans un mystérieux Club où elle recevra des instructions. Puis les fantômes font leur apparition…

Pourquoi on aime
1Pour l’ambiance de film noir et fantastique, où les références au cinéma (du muet aux années 80) et aux cinéastes (Dreyer, Eustache, Ruiz, Buñuel, Fassbinder…) sont nombreuses. L’écriture du livre et sa structure labyrinthique sont directement inspirées de Lost Highway de David Lynch.
2Pour être emblématique, à la perfection, du style schuhlien, écrivain de l’entre-deux, de la frontière floue et indistincte, de la marge, du passage dans une autre dimension (tel le cube bleu de Mulholland Drive), ni tout à fait roman, ni tout à fait autobiographie.
3Pour ses multiples niveaux de lecture, ses symboles et ses interprétations diverses : plus on le lit et le relit, plus l’on découvre des éléments nouveaux, mystérieux, qui avaient échappé dans un premier temps à l’attention du lecteur.
4Pour son humour, pince-sans-rire ou burlesque. Où l’on apprend les vertus du tango enseigné par un judoka russe psychanalyste à Marseille, qui sera mis en pratique, des décennies plus tard, dans un bouiboui asiatique du 1er arrondissement avec « un restaurateur chinois lettré », le temps d’une nuit solitaire.
5Pour les déambulations dans les rues de Paris, propices à des apparitions de fantômes et à des évocations des proches de l’auteur (Jean Eustache, Raul Ruiz…).
L'extrait

« Ça y est, j’y étais, je me tenais maintenant juste à l’endroit où je suis sur le cliché de Libération avec, en perspective, les grandes arches de ferraille et la bouche d’ombre à l’autre extrémité du pont où la brume épaisse se dissipait en lambeaux. Un bruit venait… un cliquètement métallique le long de la rambarde… un bracelet ? une chaîne ? un instant j’ai cru voir avancer des vêtements flottant posés sur… rien. Main gantée de chevreau couleur cendre, boutons de manchette à double tête de chat, foulard de soie noué en cravate, préciosité dandy d’un autre siècle ; mais la veste à épaulettes sur une chemise à empiècements noirs et les chaussures Two-Tone à la mode ska du début des années quatre-vingt, et une jambe de blue-jean déchiquetée qui laissait apparaître de nombreuses entailles, peut-être de couteau, à la cuisse – très punk trash no future -, tout cela en faisait un mannequin sur lequel s’étaient posés des habits d’époques et de modes diverses, mais qui avaient toutes en commun une sorte de chic désespéré. Ça me disait vaguement quelque chose… J’avais pas vu quelque part il y a longtemps ? ou lu ? ou rêvé ? C’est pas lui ?! Non, ce ne serait pas vraisemblable. Mais il y avait eu cette soirée, cette nuit farfelue chez le Chinois… Docteurs détraqués, duc de Gloucester, Gene Tierney sortant de l’aquarium, et puis à force de solitude, les nerfs à vif, l’insomnie, le désordre qu’était ma vie et puis je suis si romanesque : je prends vite parfois la fiction pour la réalité… et puis voir partout sur mon bureau, sur les murs, par terre, ces feuilles blanches, un courant d’air elles s’envolent, viennent jusque dans mes rêves… Alors là je me suis dit : « Ca y est, tu es mûr ! Juste dans l’état pour une apparition, un fantôme ! » Car il me semblait avoir reconnu une des idoles de ma jeunesse et quelque chose me disait : « Lafcadio ! » 

© J Sassier Gallimard

Un article par Guillaume Narguet, le 2 février 2024
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Jean-Jacques Schuhl
Ecrivain et dandy noctambule

Jean-Jacques Schuhl, né à Marseille en 1941, a débuté sa carrière de romancier en 1972 avec Rose poussière, un objet littéraire au genre non défini, entre le roman et le poème, devenu culte. Il écrit ensuite Télex n°1 en 1976 puis se retire dans un silence d’une vingtaine d’années avant de publier Ingrid Caven, hommage à sa compagne, l’actrice et chanteuse fassbinderienne, qui sera prix Goncourt en 2000. Sont publiés par la suite Entrée des fantômes, Obsessions et les Apparitions

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