Pourquoi Roland Barthes aurait-il été assassiné ? Bayard, un flic cartésien et chauvin, se charge de l’enquête. Pour l’aider à infiltrer le milieu intellectuel de l’époque et décoder le paradigme de la linguistique, cher à Barthes, il recrute un jeune professeur malin mais un peu frileux, Simon Herzog. Le duo antagoniste évolue dans cette intrigue policière sur fond de campagne électorale qui oppose Mitterrand à Giscard. Tout y est, un scénario solidement ficelé, une écriture efficace et vivante, un mélange gourmand des genres (théâtral, poétique, didactique) , une galerie de portraits, le tout, saupoudré d’une réflexion intelligente et sans prétention.
« On échoue toujours à parler de ce qu’on aime » a déclaré Roland Barthes. Comment parler avec justesse du dernier livre, brillant, de Laurent Binet, La septième fonction du langage ?
S’attaquer à Roland Barthes, l’intellectuel le plus hermétique du siècle dernier, relève du challenge sportif. Défi hautement relevé par Laurent Binet, qui aurait travaillé sur le sujet pendant cinq années, pour réussir à retranscrire clairement la pensée linguistique des années 80.
La septième fonction du langage s’est déjà emparé du prix Fnac et n’a récolté que des critiques dithyrambiques.
Par où commencer pour saluer, peut-être, le meilleur livre de cette rentrée ?
Ecriture cinématographique
L’écriture de Laurent Binet est cinématographique. Plans serrés, panoramas, travelling, bande sonore, flash-back : on ne lit pas les pages, on les vit. Et pourtant, les descriptions ne s’étendent pas. L’écriture est énergique et parvient à réanimer l’ambiance mondaine du Café de Flore, l’élan d’une course poursuite en DS, ou l’état d’ébriété d’une folle soirée.
Et quand la plume aiguisée ne s’élève pas pour nous plonger dans l’ambiance mystérieuse du roman policier, elle s’assagit pour nous donner des leçons de linguistique. Les pensées de Machiavel, Starobinksi et celle de Barthes évidemment, s’exposent clairement et simplement. La septième fonction du langage n’est pas seulement un roman, c’est une introduction à la sémiologie. Et heureusement pour le lecteur, le ton n’est pas hautain.
La septième fonction du langage n’est pas seulement un roman, c’est une introduction à la sémiologie
Dans ce roman, l’auteur décide de modifier un fait historique. Bienvenue dans le genre de l’uchronie qui invite à l’imagination. Un jeu s’installe entre la fiction et réalité. « Est-ce que cela a vraiment existé ?» se demande le lecteur pour chaque scène, des conversations entre Mitterrand et ses conseillers aux rêveries de Foucault, à la description de l’appartement de Roland Barthes. Laurent Binet ne se refuse rien, adoptant parfois un regard voyeuriste sur ces personnages qui pour certains, vivent encore. Déranger les morts pour mieux les ressusciter, c’est peut-être ce que cherche l’auteur.
Pied de nez à Roland Barthes ?
Si l’on pousse même plus loin, est-ce que Laurent Binet ne ferait pas un pied de nez à Barthes ?
En effet, en 1962, Roland Barthes actait la mort de l’auteur. Pour la faire courte, Roland Barthes pense que l’œuvre survit à son auteur par son langage même (“c’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur“).
Mais dans ce roman, l’auteur-narrateur peut s’exprimer à la première personne (“Je me demande s’il y avait déjà des “Vieux Campeur” partout dans le quartier“) et prend la position d’un dieu “Simon (…) quand bien même il serait dans les mains d’un mauvais romancier sadique et capricieux, son destin n’est pas encore joué“, “il faut faire avec ce romancier (…) comme avec Dieu”.
Quant au lecteur, qui pourrait selon Barthes, s’affirmer comme autorité dans l’existence d’une œuvre, il est constamment interpellé par le narrateur : “j’ai envie de vous raconter ce qui s’est vraiment passé“, “Quel café ? (…) je n’en sais rien, vous pouvez le mettre où vous voulez“.
Assassiner Barthes pour ressusciter l’Auteur ? Serait-ce l’essence même de cette oeuvre ?
Enfin, l’auteur a certainement relu les Mythologies de Barthes, qui classait par chapitre, les sujets qui constituaient la société des années 50 (Le bifteck et les frites, le music hall, l’Abbé Pierre, Einstein) : Laurent Binet en a sélectionné quelques uns pour nourrir son ouvrage, comme le journal télévisé de PPDA ou Roland Garros.
En choisissant Roland Barthes comme héros de son roman, en restituant sa pensée, en mettant en scène son entourage, en décrivant ses lieux familiers, Laurent Binet n’a pas tué Roland Barthes, mais le fait renaître en cette année 2015, centenaire de la naissance du théoricien.
- La septième fonction du langage, Laurent Binet, Grasset, 22 euros, 496 pages, août 2015