Dans son dernier roman, Tiens ferme ta couronne, Yannick Haenel imagine la rencontre entre un écrivain à la dérive (Jean Deichel, le narrateur de Cercle), et Michael Cimino. L’occasion de nous demander comment ce roman burlesque en forme de comédie américaine éclaire les deux chefs-d’oeuvre du cinéaste que sont Voyage au bout de l’enfer, et La Porte du paradis.
“A cette époque, j’étais fou.“, nous confie d’entrée de jeu Jean Deichel, le narrateur de Tiens ferme ta couronne. A cinquante ans, celui-ci vit encore dans un petit studio au frigo perpétuellement vide, et consacre la plus grande partie de ses journées à engloutir des litres de vodka, des big-mac achetés au Mcdonald’s de la Porte de Bagnolet, et à visionner des films, à commencer par Apocalypse Now et Voyage au bout de l’enfer.Auteur d’un scénario de plus de 700 pages sur la vie d’Herman Melville, il se met soudain en tête d’aller rencontrer Michael Cimino, ancien petit prince d’Hollywood devenu un paria des studios après l’échec retentissant de La Porte du paradis, pour lui proposer d’adapter son Great Melville : un scénario qui siérait d’autant mieux au réalisateur à la légende noire, qu’il porte sur un écrivain “dont la vie n’avait été qu’une perpétuelle catastrophe, qui n’avait fait à chaque instant que se battre contre l’idée de son propre suicide, et (…) s’était soudain converti à la littérature, c’est-à-dire à une conception de la parole comme vérité”.
La parole comme vérité
Tout au long du roman, c’est ainsi à cette parole comme vérité que le narrateur de Tiens ferme ta couronne va tenter de rester fidèle, en partant à New-York à la rencontre de Cimino, mais aussi en revisionnant continuellement les mêmes scènes des mêmes films du réalisateur, qui décrivent en lettres sanglantes le naufrage du rêve américain, et l’impérialisme sauvage qui le fonde : dans La Porte du Paradis, d’abord, qui, en retraçant la guerre du comté de Johnson, dans le Wyoming, narre la massacre des populations civiles pauvres venues de Pologne et d’Ukraine, et retrace le “destin criminel” de la fondation de l’Amérique ; mais aussi dans Voyage au bout de l’enfer, qui fut un des premiers films à parler de la boucherie du Viêt Nam et du traumatisme qu’elle causa.
Dans cette fresque somptueuse qui porte le titre original de Deer Hunter (Le chasseur de daim), Cimino, sur plus de 3 heures film, retrace le parcours de cinq amis issus de la petite ville industrielle de Clairton : trois d’entre eux partent pour le Viêt Nam, et vont connaître le cauchemar de la guerre. L’un d’eux, Mick, lors d’une scène restée fameuse, poursuit à travers les montagnes silencieuses de Pennsylvannie, une fois revenu de la guerre, un daim, qui lui échappe chaque fois qu’il semble parvenir à l’avoir dans son viseur. Et, au moment même ou le chasseur a enfin la possibilité de tuer la bête, celui-ci lève finalement son canon, et tire en l’air. La caméra de Cimino, alors, l’espace de quelques secondes, suit le mouvement du daim, qui, à pas lents, disparaît du champ de vision du spectaceur. Le contraste est alors frappant entre le calme et l’innocence que révèle le regard de l’animal, observant d’un oeil indifférent Mick, et la tension générée par cette scène de chasse, qui a bien failli s’achever sur le meutre de la bête.
Au royaume de l’innocence
C’est ce regard du daim qui intéresse particulièrement le narrateur de Tiens ferme ta couronne ; car celui-ci, précisèment, ouvre sur un royaume : celui de l’innocence, c’est-à-dire ce lieu intact encore de la corruption et de la barbarie humaine, ce lieu d’où seul peut émerger une parole de vérité – une oeuvre d’art -, et qui reflète, par sa virginité même, la souillure d’une humanité aux mains tachées de sang, et abandonnée au crime :
“(…) le daim épargné par De Niro dans le film de Cimino est le survivant d’un monde régi par le crime, il témoigne d’une vérité cachée dans les bois, de quelque chose qui déborde la criminalité, et en un sens, lui tient tête : l’innocence qui échappe à une Amérique absorbée par son suicide guerrier. Car le daim, en échappant au sacrifice, révèle avant tout ce qui le menace, c’est-à-dire le monde devenu entièrement la proie d’un sacrifice.“
Il appartient ainsi à l’écrivain – ou au cinéaste, de retrouver, par sa disponibilité à la parole, le chemin qui mène jusqu’à ce royaume de l’innocence
Il appartient ainsi à l’écrivain – ou au cinéaste, de retrouver, par sa disponibilité à la parole, le chemin qui mène jusqu’à ce royaume de l’innocence, ce lieu indemne qu’aperçut un instant Mick dans le regard de sa proie, et sur lequel Jean Deichel, en dépit de ses fréquentes gueules de bois et de son alimentation contestable, veille précieusement. La couronne, dès lors, appartient d’abord à celui qui, comme Mick, parvient à s’abstenir de cet élan sanglant vers la violence, pour pouvoir envisager, ne serait-ce que l’espace d’un instant, la possibilité d’un autre rapport aux êtres et aux choses ; car le pas de côté, l’abstinence, le retrait ouvre paradoxalement à une expérience de l’existence radicalement différente, c’est-à-dire à la possibilité de déceler, derrière le déchaînement criminel de l’Histoire, le déchirant chant de la beauté :
“Que (l’existence) soit illuminée par Dieu ou au contraire par la mort de Dieu, qu’elle soit habitée ou désertée, qu’elle consiste à se laisser absorber par le tronc d’un arbre ou pas des sillons dans la neige, à s’ouvrir au coeur démesuré d’une femme étrange ou à déchiffrer des signes sur les murs, elle porte en elle quelque chose d’illimité qui la destine à être elle-même un monde, et donc à modifier l’histoire du monde.”
- Tiens ferme ta couronne, Yannick Haenel, Gallimard (coll. L’infini), 352 p., 2017
- Voyage au bout de l’enfer, Michael Cimino, 1978