Édouard Louis, ou la transformation
Édouard Louis, ou la transformation

Presque dix ans après En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis, ou la transformation revient sur le parcours du célèbre transfuge dans un projet qui faisait craindre la dérive hagiographique. Largement débordé par son personnage, François Caillat a du moins le mérite de donner accès au phénomène Édouard Louis et de nous soumettre, le temps d’une heure, à l’étonnant pouvoir de fascination de son protagoniste.

Édouard Louis ou la transformation
Édouard Louis, ou la transformation est essentiellement un entretien filmé. On y suit le jeune écrivain qui nous guide à Amiens à travers tous les lieux qui ont compté dans son itinéraire d’intellectuel transfuge : internat avec option théâtre, cinéma d’art et d’essai, université où son chemin croise celui de Didier Éribon, auteur de Retour à Reims. Édouard Louis parle à bâtons rompus, absorbé par le travail de ressaisissement de son parcours où il mêle les anecdotes biographiques et le recul théorique permis par les outils de la sociologie.

Ces passages d’interview alternent avec des plans d’illustration au statut indécis : photographies d’époque (la maison délabrée où vécut l’écrivain, sa famille aux corps usés par le prolétariat), passages en studio où Édouard Louis enregistre lui-même son récit en voix off (celle du film ? celle d’un autre projet ?), intervention en anglais lors d’un colloque sur les transfuges, archives télévisuelles, etc. Enfin, des segments assez nombreux et un peu encombrants sont dédiés aux captations des différentes pièces tirées de l’œuvre, que ce soit la version que Thomas Ostermeier a donnée d’Histoire de la violence (Au cœur de la violence, 2019) ou une adaptation assez caricaturale d’En finir avec Eddy Bellegueule.

L’amateur en aura certes pour son argent en produits de la marque Édouard Louis. Quant au profane, peut-être ressentira-t-il un légitime malaise face à cette superposition maladroite de niveaux de lecture qui semble tourner à vide. Pire, à plusieurs reprises, le travail formel un peu gauche de François Caillat semble désamorcé par son protagoniste. Car, à de nombreux moments, Édouard Louis nous paraît comme embarqué malgré lui dans ce dispositif dissonant où il ne joue qu’à moitié le jeu, et qu’il semble considérer avec un amusement poli et un constant sourire de gêne.

Belle gueule

L’intérêt du film, c’est encore cette fulgurance et cette énigme : la présence à l’écran d’Édouard Louis. Proche, très proche, la caméra de François Caillat est tout entière absorbée dans la contemplation du visage de l’écrivain. C’est une débauche de peau à l’écran, de cette peau au teint fantomatique dont la proximité nous force à un constant examen. On en voit les détails : la finesse des oreilles où la lumière passe, la transparence bleutée des joues que le rasoir doit rougir, les angles des pommettes, des mâchoires. Et quand le jeune homme se retourne, le regard s’abîme dans la finesse de sa nuque, dans cette naissance des cheveux dont Barthes disait qu’elle était propice, comme toutes les parties inertes du corps, à la contemplation amoureuse.

À ce peu de distance, la caméra traque les moindres mimiques, les mille expressions du visage ; c’est le petit rire gêné par moments, les pupilles qui s’agitent pour chercher les mots, c’est le bout des doigts qu’on passe dans les cheveux blonds pour les recoiffer. Souvent, l’objectif se contente de suivre et d’attendre, saisissant dans les temps de pause de l’entretien l’allure générale du personnage : son corps mince dans la chemise étroite, sa démarche un peu frêle, les gestes des mains, les pas de danse esquissés, toute une chorégraphie de fragilité.

Proche, très proche, la caméra de François Caillat est tout entière absorbée dans la contemplation du visage de l’écrivain.

Édouard Louis apparaît toujours attentif et en éveil, vif, cherchant ses mots, empressé d’expliquer ou de se justifier. L’authenticité de cette figure offerte, la nudité absolue de ce visage lisse désarme le regard. Elle coince dans la gorge, quoi qu’on pense du personnage, toutes les accusations d’égotisme que l’affiche et le titre nous avaient mises en tête : le visage triomphe, il a raison physiquement et au-delà de tout discours.

Lignes de fuite

François Caillat a imaginé qu’il pourrait reconstituer, par ce retour à Amiens, l’étape manquante du parcours biographique, entre le village natal et Paris : il n’en est rien. En retournant sur ses traces, Édouard Louis fait l’expérience universelle du peu de contenu qu’ont les lieux vécus. Une ville est une ville, un lycée en vaut un autre, les bâtiments sont vides et ordinaires – c’était bien la peine de revenir. La démarche du réalisateur se liquéfie dans sa propre naïveté et le protagoniste, avec sa bonhomie, se trouve forcé d’improviser sur le thème de son ascension de classe dont son œuvre est déjà toute pleine. Qu’en reste-t-il à dire ?

Plutôt qu’un parcours dans la ville, Édouard Louis, ou la transformation se vit donc comme un parcours dans l’œuvre de l’auteur, comme une version commentée des romans ou leur making of. On y retrouve les anecdotes : vous les avez aimées dans les livres, n’aimerez-vous pas en entendre les coulisses ? L’affaire de la veste Airness, la reprise de « Barbie Girl » d’Aqua par le jeune Eddy, les frites tous les soirs à la maison, autant de favoris du public que le transfuge rejoue à loisir, y ajoutant des détails inédits et fort dispensables. Reste, à la rigueur, le débit si touchant de l’interviewé, cette parole qui s’éploie par poussées successives ainsi que la mélodie douce, la douceur émerveillée d’Édouard Louis revenant sur son propre parcours, se redécouvrant sans cesse en se racontant toujours.

Si la sociologie est souvent invoquée, la notion de transfuge reste à l’arrière-plan, employée avec une heureuse parcimonie. Édouard Louis lui-même semble finalement s’en être légèrement distancié. D’autres lignes de fuite s’ébauchent. À l’égard du changement de nom, il émet l’hypothèse de revenir dessus – Édouard Louis n’étant plus qu’une identité transitoire et non une fin en soi. La possibilité est laissée ouverte de changer à nouveau. Les points d’arrivée, explique l’écrivain, sont bien souvent des points de départ, comme Amiens l’était pour lui : point d’arrivée pour le jeune campagnard qu’il était, point de départ pour l’intellectuel parisien à venir. À la lumière de ces échanges, on comprend qu’Édouard Louis (et c’est heureux) est encore un être de transition, toujours pris dans le flux de ses mutations, ouvert au trouble.

  • Édouard Louis, ou la transformation, un film de François Caillat, avec Édouard Louis. En salles le 29 novembre 2023.