Tentative de meurtre au stylo bille, lutte à mort avec les enfants du voisin, clé d’étranglement dans une fosse septique : dans Vincent doit mourir, Stéphan Castang ne lésine pas sur la violence. Avec ce petit bijou de genre – de toutes sortes de genres – le réalisateur livre un récit doucement déjanté sur l’époque et sur notre humanité.

« C’est un mec, tout le monde veut le buter ». On imagine bien la conversation débridée, le brainstorming mi-amusé, mi-sérieux qui peut conduire un scénariste (ici, Mathieu Naert) à imaginer le point de départ de Vincent doit mourir. De fait, c’est ainsi que tout commence. Du jour au lendemain Vincent (Karim Leklou), trentenaire parisien sans histoire, se retrouve victime d’agressions incompréhensibles. Collègues de bureau, voisins, inconnus dans la rue, tous veulent lui faire la peau à la seconde où leur regard croise le sien. Poussé à bout, le malheureux bouc-émissaire devra bientôt fuir et se réfugier dans une maison de famille à la campagne, sans que ne cesse le curieux phénomène.

Construite sur une sorte de blague potache, toute la première partie du long-métrage a un goût de film à sketchs, voire de projet de fin d’études. Peu de personnages, des décors ordinaires (un open space, un café, les rues de Paris), des saynètes détachées les unes des autres et qui construisent un crescendo assez mécanique : une violence de plus en plus débridée, un personnage de plus en plus amoché. Le regard complice qu’on devine derrière chacun de ces accès de violence donne au film sa tonalité si particulière, entre horreur authentique et recul amusé de l’humour noir.

Genre de film

À cette première partie parisienne succède une seconde moitié en province. Vincent emprunte à son père sa vieille voiture et part rejoindre la maison familiale, isolée dans la campagne. Le film bascule alors dans le survival avec ses passages obligés : on barricade les fenêtres, s’arme et on s’équipe, on rejoint un groupe de résistance, on résout les problèmes d’approvisionnement. L’influence du cinéma de Romero est palpable. Stéphan Castang ne se cache pas de faire un film de zombies, et se permet certains clins d’œil appuyés, telle cette scène de poursuite sur un parking de supermarché. La recherche des lois qui régissent l’épidémie fait partie de ces marqueurs de genre qu’on attend, qu’on obtient, et dont on se demande un peu s’ils étaient bien nécessaires. Et quand le protagoniste note sur des post-its ses observations sur la situation qu’il vit, on en vient presque à se demander ce qui est parodique dans ce traitement si platement attendu. Le genre semble alors se refermer sur lui-même, comme perdu dans la contemplation de ses propres codes et s’abîmant dans une jouissance un peu égoïste : se dire qu’on fait du genre, quand même, et en France en plus !

Écrit avant la crise du Covid, on pourra être sensible aux liens que le film tisse avec l’actualité et avec bien des questions de société : menaces du complotisme, voyeurisme des réseaux sociaux, hausse réelle ou non de la violence, tentation du repli sur soi. Autant de sujets que le film aborde ou suggère dans la grande tradition du film de genre, faisant de la catastrophe la métaphore ou le révélateur des maux de notre société. Dans le discours culpabilisant que certains tiennent à Vincent, l’accusant presque d’attirer sur lui les violences dont il est victime, on reconnaît sans peine une insupportable petite musique que connaissent bien les victimes de violences sexistes et sexuelles. Ouvert et fortement ancré dans le présent, Vincent doit mourir se prête volontiers à ces lectures qui en font un miroir du monde social.

Ouvert et fortement ancré dans le présent, Vincent doit mourir se prête volontiers à ces lectures qui en font un miroir du monde social.

Dans les yeux

Mais c’est peut-être dans son principe même que Vincent doit mourir est le plus touchant. La question du regard est au centre du film. C’est parce qu’il croise leur regard que Vincent devient la cible des autres. De ce constat tout simple, que l’autre a un regard comme moi, qu’il est donc une personne, Stéphan Castang fait le déclencheur et la source du mal. Ce faisant, il inverse l’éthique du visage que théorisait Emmanuel Lévinas, qui voyait justement dans le visage de l’autre cette vulnérabilité qui commande « tu ne tueras point ». Dans la reconnaissance de l’autre comme autre s’ouvre un vertige qui ne peut se résoudre, chez Castang, que par la destruction immédiate d’un des deux pôles de ce regard.

Le réalisateur donne finalement à ce problème du regard une dernière signification, lorsqu’il imagine de placer aux côtés de Vincent une compagne d’infortune. Avec Margaux (Vimala Pons), Vincent pense déjouer la malédiction et pouvoir enfin poser ses yeux sur ceux d’une autre. Bientôt pourtant le mal les rattrape et leurs yeux deviennent une menace pour leur intégrité physique : ils se tuent s’ils se regardent. Des maximes nous viennent en tête, ironiques : c’est le motif du premier regard, et leurs yeux se rencontrèrent, qu’on rejoue à l’envers ; c’est la phrase de Saint-Exupéry, mille fois reprise : « Aimer ce n’est point nous regarder l’un l’autre mais regarder ensemble dans la même direction ». Toute la topique amoureuse du love at first sight se revisite sur un mode burlesque et touchant. On est ému du bandeau mis sur les yeux de l’autre pour le préserver de soi, de la maladresse d’une première scène d’amour « sans les yeux » dans la cabine étroite d’un bateau où l’alchimie entre les acteurs fonctionne à plein. De la contrainte un peu bébête du film d’horreur émerge une métaphore troublante, où ceux qui s’aiment feraient mieux, pour s’aimer encore, de ne pas trop longtemps se regarder au fond des yeux.

Vincent doit mourir, un film de Stephan Castang, avec Karim Leklou et Vimala Pons. En salles le 15 novembre 2023.