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Les poèmes de Pascal Boulanger sont mis à l’honneur par les éditions Tinbad à travers la publication d’une anthologie qui recouvre presque trente ans de réflexion poétique. Olivier Rachet nous invite à observer la composante spirituelle qui innerve son oeuvre. 

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Une dialectique est au travail dans la poésie de Pascal Boulanger, dans la trame du texte lui-même mais aussi à l’intérieur de l’œuvre tout entière. Une œuvre qui s’écrit depuis bientôt trente ans et que les éditions Tinbad ont aujourd’hui l’intelligence de nous faire (re)découvrir en une admirable anthologie. Dès ses premiers recueils Septembre, déjà ou Martingale, le poète nous montre le négatif au travail. En filigrane se lit la persistance du crime sur lequel toute société se fonde, « dans la fraternité et la terreur toujours complices. » Dans l’entretien accordé à Gwen Garnier-Duguy, publié en fin d’ouvrage, l’auteur analyse, en anti-moderne convaincu, le devenir meurtrier de toute aspiration au progrès : « Je comprends alors, confie-t-il à propos de sa lecture du Nouveau testament, sans pouvoir le formuler, qu’en niant la profondeur du mal et le monde déchu révélé par le Dieu biblique, la pensée moderne s’est livrée, dès la Révolution Française, à une véritable guerre de religions, d’où souvent son antisémitisme et son anticléricalisme radical. » Si le Paradis édénique précède la Chute, les jardins que nous traversons sont le plus souvent entourés de barbelés : « Fière elle verse / le parfum elle jetterait / sa robe sur la clôture / (si les églises n’avaient l’odeur / des greniers des fleuves fossoyeurs) ». Les êtres que l’on croise sont atteints d’amnésie, pourris par l’indifférence. En eux réside ce sommeil profond de la raison dont parlait Goya qui engendre des monstres. Ce sommeil que le poète assimile justement à « un puits ». L’Enfer est bien ici l’incarnation du Malin puisqu’il s’objective et se subjective à la fois. Il se tapit à chaque coin de rue, s’incarnant dans les différents avatars fournis par la Société du spectacle : panneaux publicitaires, écrans de contrôle. « Quelque part dans la ville Le spectacle adore la mort », écrit le poète qui peut recourir au procédé de l’accumulation – lui préférant d’ailleurs parler « d’intégration », en référence peut-être au « spectaculaire intégré » défini par Debord dans ses Commentaires sur la Société du spectacle – pour dépeindre ces horreurs économiques dont parlait déjà Rimbaud : « Jaune d’or avec des taches noires / Bleu-violet avec des bordures marginales brunâtres / Gris brunâtre avec deux rangées de points bruns et noirs annelés ou non de crème ». Mais l’Enfer aussi se subjective, colonise des cerveaux dont on a pu dire qu’ils ne constituaient guère plus que du temps disponible – mis à disposition de la Technique dans l’arraisonnement, qui est désormais devenu la règle, de la Nature tout entière –. La crainte d’un repos qui ne serait pas éternel tétanise nos contemporains, comme le souligne à plusieurs reprises le poète : « Ils ont peur de mourir quand ils ne sont pas encore morts peur de ne pas être morts une fois qu’ils sont morts », « ils s’endorment, rageurs, et vous entraînent dans leur chute, dans l’hostilité qui les unit, guettant vos défaillances, exigeant réparation. Ils sont heureux de souffrir et sur ces marches, ils aboient à la guerre et au meurtre. » Faut-il les nommer ? Ils se reconnaîtront.

Un combat spirituel

         Une dialectique est au travail que l’on retrouve parfois dans les titres eux-mêmes des recueils : L’émotion L’émeute, Le lierre la foudre. Au sommeil de la raison s’opposent aussi le repos, la quiétude amoureuse, cette (in)tranquillité à la fois sereine et panique. La figure du jongleur, qui donne son titre à un ouvrage publié en 2005, concentre en lui toutes les contradictions, à l’image du « Génie » dont parle Rimbaud dans ses Illuminations. On songe aussi au Pierrot de Watteau ou aux personnages amoureux de Chagall, figures cosmiques d’une dialectique qui siège au cœur de l’existence : « Demain, il entrera dans la ville. Aux anges, il apparaîtra comme un ange, aux bêtes comme une bête », « Jamais il n’a été aussi proche du bonheur et de l’accablement ». L’amour est peut-être cette clé d’une parade sauvage où se livre un véritable combat spirituel. On sait depuis Rimbaud et Une saison en enfer combien est dramatique l’aspiration à « posséder la vérité dans une âme et un corps. »

Au sommeil de la raison s’opposent aussi le repos, la quiétude amoureuse, cette (in)tranquillité à la fois sereine et panique

L’expérience du véritable amour est à cette hauteur-là, à cette mesure parfaite à réinventer : « Elle était présente, elle était absente. / Elle me manquait dans sa présence, elle était présente dans son absence. / La page tournait dans son sommeil, les gris devenaient bleus. / Elle ne cédait pas au désir de mourir. » Elle, c’est l’amante bien entendu ; ce sont aussi ces deux filles auxquelles Pascal Boulanger rend souvent hommage. Mais c’est aussi la foi sur laquelle parie beaucoup moins le poète qu’il ne montre qu’elle est aux prises avec cette dialectique indépassable. Présente-absente, possible-impossible : une conquête quotidienne. Deux épigraphes sublimes l’expriment mieux que tout.  L’une de Jean de la Croix en ouverture de Cherchant ce que je sais déjà : « Car sans ces éloignements, les âmes n’apprendraient jamais à s’approcher de Dieu », l’autre de Kierkegaard, en ouverture de Le lierre la foudre : « Le temps passait, la possibilité demeurait, Abraham croyait. / Le temps passa, la possibilité devint absurde, Abraham crut. » Rarement une poésie aura connu autant de dédicataires, de Marcelin Pleynet à Pierre Oster, en passant par Richard Millet ou Amandine Farges. La poésie est don sans attente de retour : « Est-ce possible un amour qui aime sans retour ? », se demande le poète dans Un ciel ouvert en toute saison, recueil écrit « Pour elles ». Telle est bien la rédemption possible qui s’ouvre à chaque page, comme s’ouvre le temps d’un instant tranchant une fleur en son jardin ; possibilité qui est celle de l’art quand on s’y adonne avec la ferveur de celui décidé à ne pas baisser les bras devant le travail du négatif : « Et là, le feu brille sans arrêt dans un vase de bronze », « Il n’y a jamais qu’une seule religion, celle de l’art. Toutes les volutes s’y accordent. »

         Une rédemption toujours possible, probable, incertaine. Dans l’un de ses derniers recueils publiés en 2017 Mourir ne me suffit pas, le poète affronte aussi l’inéluctable défaite qui nous guette tous. Tragiquement, amoureusement : « Le mal progresse, j’accepte la défaite / dans la gloire des roses trémières / sur le soir / sur le dos. » « Quand on me fermera les yeux sur le vent / il ne faudra pas pleurer / mais dans la rosée de l’herbe / célébrer mes noces aux vitraux du ciel. » L’âme du lecteur acquiesce à cette poésie d’une lucidité absolue.

  • Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991-2018, suivie de L’amour là, éditions Tinbad.

Olivier Rachet