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Les éditions de la Martinière publient pour la première fois en français un classique de la littérature féministe italienne. Paola Masino est une femme de lettres du XXe siècle, et une figure importante de la scène artistique de son pays. Francophile, elle traduit en italien des auteurs tels que Balzac, Barbey d’Aurevilly, Stendhal, et fréquente entre autres Luigi Pirandello, Max Jacob, ou encore André Gide. Elle fait scandale en menant une vie émancipée, très éloignée des standards imposés par la morale de son époque. La Massaia est le reflet de cet esprit libre et indépendant. Ardente fable féministe écrite dans les années 1930, le livre paraît seulement en 1945 à la suite de plusieurs aléas d’édition, dans une version expurgée de certains passages jugés trop subversifs.

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Il s’agit d’une forme hybride, qui échappe à la catégorisation. Si l’essentiel du texte est écrit comme un roman, la forme théâtrale et le journal intime s’invitent dans le récit. La Massaia est en fait surtout un conte philosophique moderne, dont le cynisme mordant et la fantaisie rappellent à certains moments le Candide de Voltaire.

L’héroïne de Masino n’a pas de nom. C’est la « Massaia », terme désuet pour désigner la ménagère ou la femme au foyer en italien. Au début du récit, elle est une enfant sauvage, crasseuse, livrée à elle-même, qui dort dans une vieille malle et mange du pain rassis. Dans sa solitude, elle développe un lien intense et diffus avec la nature, la terre, le ciel, le vivant dans tout ce qu’il a de sublime et de puant. « La fillette, plutôt que de scruter l’horizon, regardait par terre les choses pourrir sur l’asphalte, les légumes flétris écrasés sous les semelles des servantes, les rigoles de sang se coaguler entre les pavés (…). Dans chaque orange avariée, elle imaginait le faste et le déclin de grandes dynasties. ». Cet amour de la matière est aussi puissant qu’instinctif, impensé. « Elle se tenait tranquille, ignorante d’elle-même, tel un pur agrégat de particules mentales, sans la moindre intelligence ».

Un roman de l’enfermement

Vient le moment de trouver un mari. Le jour de son premier bal, elle se lave et se transforme complètement. Débarrassée de la crasse qui la protégeait, elle devient une jeune fille délicate, à la peau translucide, dont le charme flottant est « plus séduisant que la beauté ». Elle se marie avec un vieil oncle, un bon parti, c’est-à-dire un parti conforme aux attentes sociales. Son union marque le début du désenchantement du réel. La perte de l’enfance est vécue comme une irréparable catastrophe, un déchirant renoncement. La Massaia est l’anti-Cendrillon : son entrée dans le monde, son acceptation des normes sociales est pour elle une mort symbolique. Devenue épouse, elle cesse de lire, d’imaginer, d’exister pour elle-même. Découvrant que les hommes « ne s’intéressent qu’au paraître », toute son énergie passe désormais dans l’entretien de sa personne et de sa maison.

La malle de son enfance est remplacée par une maison somptueuse. Elle développe un rapport fétichiste aux objets, aux plantes en pot, elle cherche à peupler sa solitude en découvrant une âme aux choses inanimées. « L’éraflure sur la table de chevet est une égratignure sur un visage imaginaire ; les fleurs fanées dans les vases, des cheveux ébouriffés. » Cependant, elle se heurte sans cesse à un vide et un désespoir qui lui sont impossibles à surmonter. La connexion qu’elle avait avec l’univers, le sentiment de plénitude qu’elle ressentait petite fille, se sont définitivement perdus. Il lui sera impossible de les recréer. La nature elle-même, devenue propriété, n’est plus synonyme de vie et de liberté. Le parc qui entoure sa maison devient un fardeau financier, une corvée de plus. « Quand a-t-elle désappris à se promener dans les sentiers tapissés de lierre, où les hautes branches des arbres forment un dôme qui masque le ciel ? Depuis qu’elle sait que transplanter un chêne coûte mille lires et qu’une graine de giroflée vaut deux lires et cinquante centimes ».

Comme pour permettre des respirations dans cette atmosphère asphyxiante, le récit s’échappe parfois vers l’invocation poétique, la narration tourne à l’onirique, voire à l’absurde, et le désespoir est contrebalancé par un humour acerbe.

Cet enfermement psychologique amène la Massaia au dégoût d’elle-même. Tout la renvoie à la condition à laquelle elle est réduite : la littérature où les femmes sont souvent ramenées à leur rôle de ménagère, ses relations sociales, son propre corps. Elle est étouffée par les considérations matérielles, la nécessité de gouverner ses domestiques. En même temps, elle est incapable de faire quoi que ce soit de ses mains, et l’oisiveté de sa vie bourgeoise devient une forme suprême d’aliénation. « Parfois, dans un accès de désespoir, il lui arrivait aussi de tourner en rond dans les pièces de sa villa, et, se tapant la tête contre les murs bien époussetés, elle criait « Pourquoi ? Dans quel dessein ? ».

Dans ce contexte, aucune relation humaine réelle n’est possible. Le mariage de raison débouche sur une vie de couple dominée par les disputes mesquines, le manque de communication, la résignation et l’hypocrisie. « Le matin, au saut du lit, le premier devoir de la femme au foyer est de déposer sur les lèvres de son mari un baiser chargé d’une gratitude infinie pour le bien-être qu’il lui procure quotidiennement. La Massaia avait des réserves de haine insoupçonnées, mais qu’elle savait dissimuler ». Dans la sphère privée comme dans la sphère publique, elle joue un rôle : celui de l’épouse modèle, de la gravure de mode, ou du martyre se sacrifiant pour son pays en guerre.

L’écriture qui se déploie ici explore avec brio le silence, l’intériorité. Elle vient s’incarner dans les choses inanimées, les objets de tous les jours, les rituels banals où se logent le désespoir et les rêves minuscules de la bonne ménagère : une épingle à chapeau, une recette de cuisine, une chaussette à raccommoder… Mais tout renvoie sans cesse à l’échec et la frustration. Comme pour permettre des respirations dans cette atmosphère asphyxiante, le récit s’échappe parfois vers l’invocation poétique, la narration tourne à l’onirique, voire à l’absurde, et le désespoir est contrebalancé par un humour acerbe. C’est ici peut-être que se trouvent le charme et la puissance de la Massaia : cet étrange équilibre entre le merveilleux du conte et le réalisme cruel, la médiocrité du quotidien décrit.

Malgré – ou à cause de – la radicalité poétique du texte, il est difficile de s’immerger totalement dans le récit et d’être dans une position d’empathie vis-à-vis du personnage principal. La dimension didactique très appuyée ainsi que le ton ironique créent une mise à distance. La langue est presque surchargée d’images, de symboles, qui alourdissent la narration au point de brouiller les pistes, peut-être à dessein. Une chape de plomb pèse sur le livre, comme sur l’Italie fasciste des années 1930. Le lecteur se retrouve à son tour comme étouffé par le récit de la vie suffocante de la Massaia.

La Massaia : Naissance et mort de la fée du foyer, Paola Masino, traduit par Marilène Raiola, Éditions de La Martinière
352 pages, 20,90€.

Hélène Pierson