Dans son roman L’Épaisseur d’un cheveu, Claire Berest s’invite dans la psychologie humaine et plus particulièrement dans un lieu caché, souvent à l’abri des regards, presque enclavé entre les quatre murs d’une propriété privée – celui de la maison.

Claire Berest, L'Epaisseur d'un cheveu
Claire Berest, L’Epaisseur d’un cheveu

Vive, de son prénom complet Violette, est vive, a l’esprit artistique et l’exerce grâce à son métier, celui de photographe. Le regard sensible par lequel elle observe le monde constitue un des socles les plus solides de son identité : Claire Berest le forge à merveille, grâce à une plume précise, concise, qui se glisse dans les réalités les plus subjectives.  

La vie « normale » 

Vive est en couple avec Etienne depuis dix ans. Lui est correcteur dans l’édition, psychorigide, attaché à la pertinence du moindre détail, passionné de musique classique et, plus particulièrement, et c’est un thème qui revient comme une obsession tout au long du roman, de celle de Mahler. Au départ, ils vivent en harmonie ; Vive elle-même trouvant tout « original » chez son mari, comme si chacun de ses constituants contribuait à le rendre plus beau à ses yeux. 

Leur vie semble rangée ; d’un point de vue extérieur, on dirait sûrement qu’ils ont une vie « normale », incarnant des types reconnaissables de notre société actuelle.

Leur vie semble rangée ; d’un point de vue extérieur, on dirait sûrement qu’ils ont une vie « normale », incarnant des types reconnaissables de notre société actuelle. Ils vivent à Paris, font partie de la classe bourgeoise et, en apparence, forment un couple ordinaire. 

De ce fait, comme on nous l’annonce dès le début, « il était alors impossible d’imaginer que trois jours plus tard, dans la nuit de jeudi à vendredi, Etienne tuerait sa femme ». Le roman brosse une analyse chirurgicale de ces soixante-douze heures, au bout desquelles Etienne tue sa femme de trente-sept coups de couteaux.

Quand le trouble s’installe 

Etienne l’exprime lui-même en ces termes : ils étaient tous les deux « fabriqués ensemble pour que chacun tombe parfaitement ajusté dans les gouffres de l’autre ». Comment tomber dans l’autre sans se perdre soi-même ou sans, tout au moins, y laisser des morceaux de soi ou finalement en sortir sans cicatrice ? 

« Elle lui lançait que lui, avec sa musique classique, vivait enfermé dans le passé, dans l’inertie, qu’il s’abritait comme un reclus, il se coupait du monde, alors qu’elle, en prenant ses photos, s’interdisait toute tentation d’adorer le passé. » 

Dès lors, des disputes et des querelles s’invitent dans le quotidien du couple, pour cette raison même que les deux personnages, peut-être piégés dans le gouffre de l’autre, s’y retrouvent comme les prisonniers d’un manque de compréhension tel qu’ils ne peuvent plus se comprendre. Lorsqu’Etienne parle de Mahler, Vive se sent comme désaccordée de son compagnon : elle ne partage pas les mêmes centres d’intérêt que lui. Lorsqu’Etienne évoque sa colère contre les auteurs et son dégoût des livres qu’il lit, Vive s’enflamme et lui rétorque, à juste titre, qu’il ne devrait pas réécrire les manuscrits qu’il reçoit. Etienne pourtant, obsessionnel et perfectionniste, ne peut pas s’empêcher d’adopter des comportements toxiques à l’égard de son entourage personnel et professionnel : comme les livres de sa bibliothèque doivent être triés par ordre alphabétique des titres des ouvrages, les gens doivent l’être aussi et correspondre à l’image erronée qu’il projette d’eux. 

La « normalité » se retrouve rapidement brouillée par les événements de la vie, les sentiments confus qu’elle provoque au protagoniste. Lorsqu’Etienne sent en lui que quelque chose, qu’il ne saurait nommer, lui échappe, sa vie tout entière semble lui échapper aussi, comme si, en perdant sa femme qu’il pensait connaître entièrement, il finissait par se perdre lui-même. Sans aucun doute, le comportement de Vive, voire l’image de celle-ci, est à l’image de son propre comportement : il essaie de se préserver, en essayant de « préserver » le personnage de la fausse Violette qu’il prend pourtant comme acquis, fondé, intouchable selon lui.

« Et maintenant Étienne, à la contempler danser sans retenue, sans un souci pour lui ou son statut, se sentit trahi, assiégé par l’humiliation. Il lui était nécessaire de partir au plus vite, récupérer sa femme de gré ou de force et foutre le camp. » 

Elle qui n’avait jamais dansé de cette façon, elle qui, selon lui, était passionnée comme lui par la simplicité des concerts de musique classique, se révèle être une autre personne : car, qu’elle danse ainsi « sans retenue », sans qu’il ne puisse la retenir cette fois puisqu’elle échappe à sa projection, constitue un acte transgressif, à tel point que toute l’identité de Vive s’y annihile, s’y détruit – Etienne en est persuadé, elle n’est plus elle-même et, pour rectifier cette perte, il commet l’irréparable, l’inexcusable. 

Le passage à l’acte criminel 

L’épigraphe du roman est limpide, elle révèle déjà quelques voies empruntées par l’intrigue et quelques pistes d’analyse qui seront celles de la voix narrative, observatrice des faits. 

« La bascule dans le passage à l’acte criminel tient souvent à l’épaisseur d’un cheveu, selon la formule célèbre d’Étienne de Greeff. », écrit Daniel Zagury dans La Barbarie des hommes ordinaires.

Le roman oscille entre l’épaisseur d’un cheveu, si fine pourtant, et le substantif « bascule » qui implique une certaine violence dans le changement opéré : s’y rejoignent l’incompréhension d’un tel acte et l’exposition des processus évolutifs qui poussent un être humain à le commettre. Pourtant, bien que la fiction ne l’explicite pas en ces termes, elle met en évidence l’entière responsabilité d’Etienne, sans placer Vive au cœur d’une forme de culpabilisation féminine d’avoir été trop vive, presque trop vivante donc, trop différente, trop elle-même pour pouvoir correspondre aux attentes d’un compagnon obsessionnel et effrayé par le manque de contrôle.

Comment se situer ? 

La fiction ici reflète un véritable problème social qui, comme nous pourrions le penser pourtant, ne relève pas de la folie, mais d’un acte humain qui, par son horreur, nous horripile.

L’épaisseur du cheveu ne définit pas seulement l’étroitesse de la distance qui se trouve entre la normalité d’un couple et le meurtre, mais également de celle que nous-mêmes avons avec un tel acte et sa possibilité. Pourtant, en 2023, déjà plus de 120 femmes en France ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. La fiction ici reflète un véritable problème social qui, comme nous pourrions le penser pourtant, ne relève pas de la folie, mais d’un acte humain qui, par son horreur, nous horripile. Peut-être est-ce d’ailleurs ni humain, ni monstrueux : peut-être est-ce plutôt les deux, comme le suggère la voix narrative : 

« Ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas clair d’où ça vient. On pense que ça vient des cloches au Moyen Âge, qui émettaient chacune une note distincte, un timbre. Comme le timbre de la voix. Et quand elles étaient abîmées, fêlées, le son n’était plus juste. Dissonant. Et par capillarité seraient nées les expressions : « être timbré » ou « être fêlé »… Pour dire « être fou ». Ça voudrait dire que les fous font simplement un autre bruit que les autres, voilà. »

  • Claire Berest, L’Epaisseur d’un cheveu, Editions Albin Michel, 2023

Crédit photo : Claire Berest © Pascal Ito