L’Abîme de Nicolas Chemla publié aux éditions Le Cherche Midi nous plonge dans le journal d’un mort. Et plus nous lisons, plus le mystère s’épaissit. Le héros a manifestement été attiré par des forces occultes pour fuir le monde sans charme. Nous voyons le piège se tisser à mesure qu’il raconte. Tout un Paris fait de gnose, d’alchimie, de mysticisme surgit, et les légendes de messes noires parviennent à trouver leur écho dans les sordides backrooms d’aujourd’hui. À la lecture de L’Abîme, notre vertige devient presque désir de sacrifice.

L'abîme - Nicolas Chemla
L’Abîme – Nicolas Chemla

Toute malédiction est une élection dans un monde entré en recyclage, une façon d’échapper à la vie sans grâce proposée comme une impasse par la post-modernité. C’est ce qu’a dû penser le héros de L’Abîme de Nicolas Chemla dans sa chute. Ce doit être à cause de ce monde sans mystère que cet américain vivant à Paris s’est laissé couler dans une narration occulte jusqu’à finir éventré dans son appartement, les bras en croix. Le livre commence par le héros fait cadavre, le héros réduit à ses boyaux à l’air libre. 

Nous entrons dans l’histoire par la porte d’un immeuble. Paris, rue Paradis, des sculptures diaboliques sur la façade et une légende de messes noires remontant aux histoires racontées par Huysmans. « Des centaines de personnes passent devant sans rien remarquer. », il est vrai que la folie procède simplement d’une conversion du regard. Le cadavre que l’on rencontre au début du roman ne parle pas, mais le narrateur nous met le journal de l’homme supplicié entre les mains. Dès lors, nous lisons par-dessus son épaule, de mai à novembre. Nous percevons d’abord le pressentiment de l’auteur du journal qu’il va bientôt y passer. Pourquoi ce pressentiment ? D’abord parce que l’immeuble semble vivant, habité. Le héros entend des bruits, « une présence, sans présence ». Puis les événements s’enchaînent. D’abord une voisine qui semble totalement possédée à tel point qu’elle lui donne l’impression d’avoir sous les yeux « la preuve concrète de l’existence du diable auquel il ne croit plus depuis des années ». Puis il y a l’apparition de Mouche ; la chatte surgit de nulle part et va devenir peu à peu à la fois sa consolation et le symbole de sa damnation. Il faut bien que le surnaturel s’incarne ; le grand chat intersidéral, dont les yeux sont comme les portes de l’enfer, est là !

« Sauver ce qui peut l’être encore : les mots, la beauté, la grandeur possible de l’humain. »

Le héros se vautre dans une déprime où « recommencer pour la nième fois la mascarade assommante du quotidien » devient un fardeau, même s’il faudrait imaginer Sisyphe heureux… Son travail de petit copywritter indépendant au service des géants de la cosmétique rejoint la vanité. Il ne parvient plus à « perdre son temps à des conneries pareilles » et ose convoquer le réel en pleine réunion zoom. De quoi opter pour le dandysme de l’inadapté. « Je me sens vieux, infiniment vieux. » Il est trop tard, il fait trop chaud, le monde est trop étroit, Paris devient une fractale de son état d’âme virant à la folie. Il veut sanctuariser en son être l’essentiel : « les mots, la beauté, la grandeur possible de l’humain. » Dans un monde où l’être n’est plus pensant mais pensé, se fourvoyer manifeste davantage l’existence que de cultiver la juste mesure organisée. Il faut le droit de se tromper, de se vautrer dans l’irrationalité. Il va plonger dans la gnose, l’alchimie, les mystiques. Le héros semble dès lors engendrer les rencontres, les lieux, les livres, les coïncidences et tisser lui-même la trame des causalités, le piège, le texte que nous lisons. Les signes sont pourtant criant : un vieux voisin dont on dit qu’il a été conçu lors d’une messe noire, son chat qui le griffe violemment au visage, la blessure qui s’infecte et l’oblige à porter un masque de cuir sur la moitié de son visage. On a envie d’intervenir, de lui dire : fuis ! C’est sans doute que nous-mêmes croyons suffisamment aux forces occultes pour nous en tenir loin. Lui, la victime, ne peut être qu’un moderne qui a cessé d’y croire.

Nicolas Chemla veut croire au « pouvoir absolu de la phrase et des mots eux-mêmes à ouvrir des brèches de transcendance dans l’aplat du réel ».

Pour lui, Paris est comme Sodome et Gomorrhe, « une ville entière livrée à la jouissance sans entrave, une ville entière qui transpire le sexe ». Dans sa jeunesse, le jeune américain homosexuel s’en est repus puisque tout semblait lui dire : « Soyons sex positive que diable ! » Dans sa possession finale, il replonge dans les affres d’une sexualité aussi débridée que glauque. L’univers des backrooms a la couleur, l’odeur, le goût de son état d’esprit cherchant la voie du sacrifice dans le gâchis. Là aussi consolation et damnation s’entremêlent. Notre héros relie ses lectures ésotériques à ses pratiques sexuelles et se laisse comme capturé par le petit milieu gothique, gore et gay. Est-ce simplement une niche commerciale de la société pornocrate ou cette béance dans le réel tant recherchée ? 

« L’encrier, voyez-vous, c’est toujours l’encrier du diable. »

Dans L’Abîme, la narration est le piège lui-même. Pour se remettre à croire, il faut que chacun à son niveau se fasse conteur, que la tradition orale soit comme première. C’est ainsi que le roman se structure en poupées russes. Et nous passons du témoignage au journal de la victime, et dans ce journal se trouvent, comme en chausse-trappe, d’autres témoignages oraux retranscrits, des extraits de livres, une lettre dans un livre, et les rêves consignés à leur tour. Chemla en profite par le truchement de son héros tissant son propre piège, pour faire une leçon de littérature, et nous discernons clairement comme un manifeste littéraire. Il s’exprime contre cette littérature actuelle qui est déclaration d’identité, cette littérature policée, policière, Chemla veut croire au « pouvoir absolu de la phrase et des mots eux-mêmes à ouvrir des brèches de transcendance dans l’aplat du réel ». Sa quête est d’obtenir notre trouble, « A l’abord d’un trou noir (…), toutes les lois de la physique et de la raison, du temps et de la matière s’étirent et se troublent jusqu’à s’annuler, et quelle meilleure définition de ce que devrait être la littérature, non ? » Et comme son héros tombe par hasard sur la gravure Melencholia de Dürer, comme il entre par hasard chez le libraire du bas de la rue spécialisé dans les sciences occultes, alors Chemla se fait métaphysique. L’objectif d’une vie n’est pas de trouver une réponse. Car dès l’amorce de la recherche, dès que l’on parvient à mettre des liens de causalité, une béance dans l’œuvre d’art surgit et nous renvoie à la case départ. C’est que la réflexion sur la connaissance, l’art et la mort ne peut être qu’une exégèse infinie. Le libraire prend appui sur Dürer : « Vous n’en aurez jamais fait le tour. C’est le propre de ce qu’on appelle une œuvre d’art. » Établir des liens de causalité, tisser une toile, on retrouve ici la première vocation d’un texte qui est de tramer. La grande texture, le grand texte du monde est un piège, son objet n’est pas de donner des réponses, mais d’épaissir le mystère. L’objectif n’est pas de comprendre mais d’être compris, non pas d’avoir réponse à tout, mais de devenir cette bonne question à se poser au regard de la réponse reçue au travers d’une œuvre d’art par exemple, cette gravure de Dürer, ou de ce cadavre sous les toits. « L’encrier, voyez-vous, c’est toujours l’encrier du diable. »

En refermant L’Abîme, on pense bien sûr aux Racines du mal de Dantec. Chemla nous montre le continuum de ce mal dans notre chair, la possibilité d’être séduit, de chuter, de se laisser posséder. Chemla nous donne le vertige. Il est possible de préférer l’enfer au néant, l’enfer au confort, l’enfer au développement personnel, l’enfer à toutes les énigmes résolues par les algorithmes et l’intelligence artificielle. Le livre issu du journal demeure inachevé, bien évidemment, un cadavre ne peut écrire. Il atteint son point d’inachèvement au sens où nous sommes devenus la question qu’il convient de se poser, la seule question capable de se démultiplier. Qui a provoqué la mort du héros ? Est-ce le fruit du testament du voisin, fils d’une prêtresse satanique, l’œuvre du chat griffeur, le meurtre d’un sérial fucker croisé sur la toile, un suicide particulièrement bien mis en scène, l’œuvre du diable ? Chemla convoque tous les possibles pour nous donner ce fameux coup de pied occulte.

  • L’Abîme, Nicolas Chemla, Le Cherche Midi, 298 pages, 21 €

Crédit photo : Nicolas Chemla © Emmanuel André