Conçue par la compagnie La Parenthèse – créée par le danseur et disciple de Maurice Béjart, Christophe Garcia – à l’occasion de son vingtième anniversaire, Les Nuits d’été est une création protéiforme et pluridisciplinaire née de “l’envie d’imaginer une suite à l’œuvre originale de Berlioz et d’en proposer une interprétation chorégraphique”. Les vives forces des sept danseur.euse.s s’ajoutent donc à celles de six musiciens.ne.s et de la mezzo-soprano Anna Reinhold, abrités par un plateau-paysage. 

Cartographier l’amour

Du recueil de Théophile Gautier La Comédie de Mort, paru en 1838, Hector Berlioz retient les strophes de neuf poèmes, et compose, à partir de ce matériau, six mélodies : Villanelle, Le Spectre de la rose, Sur les lagunes, Absence, Au cimetière et L’île inconnue. Œuvre unique en raison du soin particulier apporté au dialogue entre voix et orchestre, ainsi qu’au sens prosodique du compositeur et son aptitude à accentuer l’aspect dramatique des poèmes, Les Nuits d’été est un cycle des sentiments, depuis les mélodies extrêmes sur le thème de l’amour, jusqu’à celles chantant le regret et la perte. Poèmes et musique dessinent ensemble un paysage à la fois géographique et sensible, au travers des bois à la saison nouvelle, contre le sein d’albâtre, sur les lagunes mélancoliques, au pied de la blanche tombe puis, finalement, sous une voile naviguant vers “la rive fidèle”.

Menez-moi, dit la belle,
A la rive fidèle
Où l’on aime toujours!
Cette rive, ma chère,
On ne la connaît guère
Au pays des amours.

Topographie sentimentale, la composition d’Hector Berlioz évoque une autre carte imaginaire à Christophe Garcia, celle du pays de Tendre, inspiré de l’œuvre de la romancière Madeleine de Scudéry. Représentation allégorique des différentes étapes de la vie amoureuse sous forme de villages et de chemin, celle-ci est séparée la mer dangereuse d’une autre bande de terre, terra incognita, dont on aperçoit seulement la lisière. Endroit inconnu et idéal dont on ne saurait dire s’il est véritable, il abriterait l’amour absolu. Prodigieux outil que la carte, support par excellence de représentations où art, invention et science se rejoignent, aussi bien pour celui qui la trace que pour ceux qui la regardent ! Et voilà donc qu’à la faveur de ces jeux de résonance, l’île, pays rêvé, réapparaît. Comme Hector Berlioz, qui composait depuis ses sensations – “ce qui préside à ses œuvres, c’est l’inspiration ; il s’écoute penser, et il peint ce qu’il sent”, écrit Stephen Heller dans un article publié par la Revue critique à la création des Nuits d’été -, Christophe Garcia se nourrit du pouvoir évocateur des mélodies, faisant naviguer les corps de ses danseurs en pays imaginaire.

Donner corps à la mélodie

Depuis la création de La Parenthèse, les mots et la musique sont leurs fidèles compagnons de scène, Christophe Garcia cherchant à “étirer le corps du danseur en le traversant par les forces complémentaires, du mouvement, du texte et de la musique”. Dans Les Nuits d’été, chaque danseur.euse est partie indissociable d’un tout, celui de la création et la troupe ou “meute”. La chorégraphie, succession continuelle de duos à la fois autonomes et intégrés à des mouvements structurés par une logique de groupe, fonctionne par des jeux de correspondance, travaillant les notions d’imitation et de simultanéité dans une évocation du rapport amoureux. Le mouvement se veut léger, le geste très imagé. “Habiter le texte sans l’illustrer fait partie du défi” propre au travail de la compagnie, un danger duquel Christophe Garcia s’approche parfois de très près. Comment interpréter avec justesse cette œuvre qui n’appelle pas d’emblée la présence d’un geste chorégraphique ? Pour ce spectacle, c’est le fait d’avoir doublé son geste interprétatif d’une création musicale qui lui évite l’écueil de la littéralité. La nuit berliozienne est ainsi augmentée d’un “postlude électroacoustique” composé par Laurier Rajotte : dans le prolongement du geste premier, celui-ci s’empare d’un septième poème de La Comédie de la mort – Adieux à la poésie – nous faisant entrevoir, une nouvelle fois, les frontières d’une terre nouvelle.

Mais, avant de partir, mon bel ange à l’œil bleu,
Va trouver de ma part ma pâle bien-aimée,
Et pose sur son front un long baiser d’adieu !

Les Nuits d’été de Christophe Garcia, joignant la danse à la poésie et la musique de la mélodie berliozienne, est une création dont la pluridisciplinarité fait tout à la fois sa richesse et ses faiblesses. Comment parvenir à créer un tout, un ensemble cohérent se tenant debout, à partir de tant d’éléments composites ? La superposition de procédés de mise en scène – projection vidéo en fond de scène, volonté d’immersion du spectateur en proposant une entrée par le plateau – brouille par moments la lisibilité de ses intentions. Finalement, c’est par la liberté de mouvement laissée à tous les interprètes, transformant continuellement l’espace, que Christophe Garcia répond le plus simplement mais aussi le plus justement à la nécessité inhérente à son ambition : créer un dialogue entre toutes celles et ceux convié.e.s à partager cette nuit, pour, le temps d’un spectacle, faire du plateau “ce pays imaginaire”.

  • Les Nuits d’été est un spectacle conçu et chorégraphié par Christophe Garcia, dirigé par Nicolas Simon, dont la musique originale a été composée par Laurier Rajotte. Il a été présenté les 24 et 25 octobre 2023 à l’Opéra de Rennes.
  • Avec : Sylvain Bouvier, Lucie-Mei Chuzel, Léo Khebizi, Nina Madelaine, Marion Moreul, Ari Soto, Alexandre Tondolo et Kiryl Matantsau (danseurs), Marion Baudinaud, José Meireles et Alexandre Tondolo (danseurs additionnels pour le film), Anna Reinhold (mezzo-soprano), Vincent Buffin (harpe), Elsa Loubaton (clarinette, clarinette basse), Antoine Paul (violon, alto), Amélie Potier (violoncelle), Tristan Pereira (percussions) et Coline Richard (flûte).
  • Les Nuits d’été sera présenté le 8 février 2024 à l’Opéra de Massy et au cours du mois de septembre 2024, dans le cadre du festival Le temps d’aimer à Biarritz.

Crédit photo : © Jean-Charles Verchère