« Il est encore beau le monde, qu’est-ce que vous lui faites ? » écrit Lionel Emery dans son roman L’aube d’un autre monde, paru aux éditions Souffles Littéraires en 2022. Cette simple interrogation, aussi impactante qu’une balle tirée par le personnage principal, Paul Deville, met à l’épreuve tout un monde bâti, malgré lui, par la violence des hommes et leur désir de conquête. Ce roman témoigne de la violence de  l’« Histoire avec sa grande hache », pour reprendre les mots de Georges Perec. 

C’est dans un petit café à Montmartre que je rencontre pour la première fois Lionel Emery. Son visage ne m’est pas inconnu puisqu’il apparaît sur nos écrans dans des séries telles que  Profilage, Platane ou encore Tandem.

Acteur et metteur en scène, Lionel Emery s’éprend de l’écriture au fil de sa carrière, notamment à travers le théâtre et l’art du script. L’aube d’un autre monde était d’ailleurs, à l’origine, un scénario au budget trop élevé pour le cinéma français. C’est grâce à la rencontre d’un producteur perspicace, voyant en ce texte un film à venir par la réalisation préalable d’une œuvre littéraire, que Lionel Emery se lance dans le roman. 

L’aube d’un autre monde est donc une œuvre hybride, et ce transfert est d’autant plus captivant qu’il use de son œil de cinéaste pour donner une force toute particulière aux images qui servent une réflexion ficelée autour des histoires qui font l’Histoire. A travers les émotions qu’elles suscitent, Lionel Emery nous invite à conscientiser la violence de ce monde, générée par l’envie destructrice de conquête des Hommes. 

L’Histoire avec sa grande hache

Arizona, 1914. 

Un jour de baptême se termine en un massacre sanglant, laissant pour seuls survivants Lydia, une jeune mère et son enfant enlevé par les pistoleros. Paul Deville, un prêtre au passé sombre, décide de l’aider à retrouver son fils avec son ancien acolyte Garonn. S’ensuit une véritable quête entre les États-Unis et le Mexique, où les massacres se poursuivent dans de nombreux villages, répétant le même procédé : tous les habitants sont exterminés, et les nourrissons, quant à eux, sont dérobés. Derrière ces actes terribles, se cache une organisation qui entend conditionner l’esprit des nouveau-nés pour créer des groupes de soldats meurtriers afin de conquérir par la prédation.

L’aube d’un autre monde est donc un roman dystopique, frappant dans la façon dont l’Histoire (ici « réimaginée ») influence les dynamiques et luttes intrinsèques qui se jouent au sein de la psyché des personnages et leur rapport au monde. L’humanité apparaît donc dans tout ce qu’elle a de sublime et de tragique, à l’image de la scène où Paul Deville regarde la pluie emporter avec elle les restes de dragées, de fleurs et de dentelles qui se mêlent aux cendres et au sang, « […] un peu de fête pour beaucoup de tragédie, l’humanité et son irrémédiable façon de s’autodétruire. » (p.26) 

Mais, en se penchant sur l’histoire personnelle de l’auteur, il est impossible de ne pas ressentir l’empreinte de ses mémoires transgénérationnelles, ce qui contribue fortement à réveiller en nous, lecteurs, ces événements du passé à grande échelle qui ont joué un rôle dans notre construction personnelle – et cela, sans même les avoir vécus  :  « J’ai grandi en écoutant les récits de guerre de mon arrière-grand-père, de mon grand-père et de mon père qui ont intégré très rapidement que l’Histoire contribuait fortement à notre violence intrinsèque, une violence qui nous échappe car son terreau, ce sont des sphères intouchables qui ont contribué à la répandre ».

Faire l’épreuve de la violence 

Lors de notre entretien, Lionel Emery m’explique qu’il a connu lui-même la violence en évoluant dans le milieu paysan de la région parisienne, et que  L’aube d’un autre monde s’inspire donc en partie de cette expérience intime et brutale, ce qui n’est pas sans rappeler les mots de Marc Crépon, philosophe : « […] nous ne pouvons ignorer que notre confrontation à la violence est une dimension incontournable de notre expérience du langage et que ses traces sont parties prenantes de notre histoire intime, là où celle-ci ne se laisse pas non plus séparer de l’histoire collective. » 

D’ailleurs, cela se retrouve pertinemment dans « la fabrique des personnages » de l’auteur. Paul Deville, par exemple, est une véritable figure de l’anti-héros, victime d’un monde qui l’a poussé à intégrer une violence qui ne le quitte pas puisqu’il était soldat avant de faire le choix de la croix et de la soutane 

D’ailleurs, cela se retrouve pertinemment dans « la fabrique des personnages » de l’auteur. Paul Deville, par exemple, est une véritable figure de l’anti-héros, victime d’un monde qui l’a poussé à intégrer une violence qui ne le quitte pas puisqu’il était soldat avant de faire le choix de la croix et de la soutane : « Ce n’est pas naturel de tuer, Garonn. C’est pas normal les hommes comme toi et moi, nous en avons fait notre nature. A force, c’est devenu notre vie…En ce sens, nous avons brûlé nos âmes. » (p. 173) Cette idée de conditionnement à la violence est également présente dans un passage marquant du livre où Garonn surprend des enfants jouer avec le corps disloqué d’un rat qu’ils prennent plaisir à torturer : « […] si les humains sont capables d’être aussi cruels dès l’enfance, alors pourquoi s’étonner de ce qui arrive et arrivera dans le monde ? » (p. 110)

Ce sont véritablement les personnages qui créent la force du roman, qui apportent de la substance à l’imaginaire populaire western que nous nourrissons inconsciemment. Au-delà des pistolets, du sang, des scènes «tarantinesque », leur dualité porte avant tout la puissance d’un engagement, celui d’un auteur, mais aussi celui de la littérature dans la conscientisation de la violence – d’Histoire en histoires.

« Longtemps, j’ai pris ma plume pour une épée »

Si Sartre prenait sa plume pour une épée, dans le cas de Lionel Emery, il s’agit du revolver, l’arme qui représente parfaitement L’aube d’un autre monde. Lire ce roman revient à entendre une balle tirée dans le vide dont le son nous effraie car on ne sait pas d’où il provient, mais il sonne comme un avertissement, à l’image des mots de Garonn, ce vieux commandant de guerre, devenu paysan, qui aspire à vivre en paix : « Nos vies sont trop courtes et précieuses pour consacrer autant d’temps et d’énergie à nous haïr et nous entre-tuer. » Et si cette réplique semble simpliste, elle accueille l’essence même du roman, c’est-à-dire un appel à prendre conscience que l’humanité peut détruire des vies ou construire des liens. L’humanité a le choix – celui de conscientiser la violence et de la transformer pour servir le bien. 

C’est à une femme que Lionel Emery donne ce rôle si précieux, celui de symboliser la paix. Lydia est aveugle de par les sévices subis par les pistoleros, elle a perdu toute sa famille. Pourtant, sa violence est plus subtile, car elle bâtit les fondements de sa résilience. Elle ne peut que ressentir la violence, sans jamais l’exulter. Son handicap est d’autant plus symbolique : elle ne voit pas, son regard ne se porte pas sur l’extérieur. Elle ne jure que par son instinct de mère, le plus humain au monde : retrouver son enfant, sa seule raison de vivre.

Lionel Emery nous livre un cri du cœur, à la fois intime et vibrant, qui nous pousse à voir au-delà d’un roman d’aventure, à lire entre les lignes de ces images marquantes, parfois sanglantes et affolantes. C’est notre contribution personnelle pour reconsidérer notre humanité : prendre conscience que nous cachons un revolver sur nous, que nous sommes prêts à le dégainer pour répondre à nos propres peurs, alors qu’il suffirait de revenir à l’être émotionnel et sensible que nous sommes pour comprendre – sans tirer, sans massacrer, sans tuer. 

  • L’aube d’un autre monde, Lionel Emery, Éditions Souffles Littéraires, 208 pages, 18 euros, 2022

Références 

  • CREPON, Marc, La Vocation de l’écriture: La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence, Paris, Editions Odile Jacob, 2014. 
  • MUCHEMBLED, Robert. Une histoire de la violence. De la fin du Moyen Âge à nos jours, Paris,Points, Histoire, 2014.
  • PEREC, Georges, W ou Le souvenir d’enfance, Gallimard, « L’Imaginaire », 1993.
  • SARTRE, Jean-Paul, Les mots, Paris, Gallimard, Folio, 1977

Crédit photo : Lionel Emery (© Alexandre Moyse)