Ecrits sur l’art de Rilke
Ecrits sur l’art de Rilke

Peut-être les Lettres à un jeune poète sont-elles sur votre table de chevet comme un compagnon constant et essentiel. Sachez alors que vous retrouverez des leçons similaires dans ces Ecrits sur l’art, dont les éditions L’Atelier contemporain nous proposent une anthologie complète grâce à la traduction de sept textes inédits. L’occasion de découvrir ou redécouvrir la vision intime et sensible sur l’art d’un des plus grands poètes du siècle dernier !

Ecrits sur l’art de Rilke
Ecrits sur l’art de Rilke

Rilke nous prévient en exergue : il n’est pas critique d’art. C’est en conteur généreux qu’il souhaite nous offrir de nouvelles manières de voir, d’avoir cette même curiosité et générosité qui l’animent. Dès le début de sa conférence sur Rodin, dont il fut le secrétaire, il tait le nom du maître et invite tout d’abord le public en un voyage dans les “choses” de l’enfance. Rilke reste poète, et toujours il cherche à comprendre la genèse d’une œuvre, à travers les impressions qui se forment dans nos premières années sur cette terre. 

De l’enfance de l’artiste

“[…] de cette enfance Pragoise devrait naître un art Pragois, comme un prolongement naturel, comme un deuxième volume de ce merveilleux livre de contes, qui accomplit le premier, le confirme et le résume en des apothéoses rayonnantes.”

Ainsi, le poète et l’artiste sont des fidèles du royaume de l’enfance. Dans l’un des plus beaux textes du recueil, sur Emil Orlik et que nous venons de citer, intitulé “Un artiste pragois”, Rilke part d’une description de leur pays d’origine, et les détails sont choisis avec soin car pleins d’ampleur et de fortes impressions : tout ce pays, de ses clochers jusqu’aux champs et aux petits vents, semble être habité par une individualité propre : “des clochers vigilants parlent de chaque heure”, les champs sont “un peu craintifs et pauvres” et les vents se hâtent. Un souffle romanesque et éminemment poétique s’agite dans tous ces écrits. La genèse de l’art est cette expérience marquante, comme un sceau dans notre sang, de cette enfance ouverte à toutes les sensations que le monde nous offre.Son devoir, ressenti comme une nécessité qui le dépasse, sera ensuite de transformer toute cette matière-pensée en matière-d’œuvre. Comment ? A cette époque où certains milieux lui apparaissaient comme tout à fait galvaudés, Rilke, grand solitaire, propose deux directions possibles pour un seul et même but : servir ce pays qui grandit en nous. 

“ou bien se retirer sur soi-même, s’accrocher plus étroitement à son pays, à son espèce et à sa grâce, seule fréquentation qui puisse faire avancer et consolider […] – ou bien partir à l’étranger, où se passent tant de grandes choses prometteuses, avec une joyeuse volonté de tout reconnaître et apprendre, et avec au coeur, l’espoir muet de revenir au pays comme quelqu’un de capable, et de faire parler ce pays de façon neuve et digne et mûre, avec des mots en vrai or. 

[…] Mais toujours, même de là-bas, il reviendra dans son pays, la Bohème, toujours ce retour dans ce pays deviendra plus profond, et toujours plus global et plus large deviendra ce revoir des choses qui attendent, espérant son art silencieux.”

De la solitude pour atteindre l’essentiel

C’est l’une des grandes leçons des Lettres à un jeune poète et de la vie même de Rilke : plonger en soi-même, chercher une certaine solitude, même une réclusion, pour entendre. Entendre quoi (ou du moins, devrait-on dire : tenter d’entendre ) ? Cette mélodie des choses à laquelle l’artiste tente de contribuer, afin de “complét[er] et parachev[er] ce grand chœur.”  

“XVI. Que tu sois environné par le chant d’une lampe ou par la voix de la tempête, par le souffle du soir ou le gémissement de la mer, toujours veille derrière toi une vaste mélodie, tissée de mille voix, où de temps à autre seulement ton solo trouve place. Savoir que tu dois intervenir dans le chœur, c’est le secret de ta solitude, de même que c’est l’art de la relation véritable : se laisser tomber de la hauteur des mots dans l’unique et commune mélodie.”

Cette quête de l’essentiel, on la voit dans ces Écrits mis en pratique par tous les artistes évoqués. Que ce soit chez Emil Orlik, qui est parvenu à “s’en tenir toujours au plus simple, à ce qui l’appelait le plus discrètement et avec la voix la plus hésitante”, ou chez les artistes de Worpswede, ou bien évidemment chez Auguste Rodin. Mais cette quête passe par un travail constant, de longue haleine, le travail de toute une vie. Rodin disait : “Il faut travailler, rien que travailler et il faut avoir patience.”

Peut-être pouvons-nous supposer que le génie de Rodin n’était pas qu’une question d’idées formidables et de talent indéniable, mais naissait également d’une force de travail portée par une certitude infaillible. 

“Lorsque venaient chez lui les doutes, lorsque venaient les incertitudes, lorsque venait la grande impatience de ceux qui deviennent, et la crainte d’une mort précoce, ou la menace de la misère quotidienne, tout cela rencontrait déjà en lui une résistance muette et droite, un entêtement, une force et une confiance, tous les drapeaux, encore non déployés, d’une grande victoire.”

Car ce que l’artiste doit accomplir n’est pas une moindre tâche, mais bien un travail de métamorphose profonde, d’une mue des choses et de l’artiste vers un langage qui sera le sien propre et qui en même temps le dépasse.

“Tel est l’appel que perçoit l’artiste : le désir qu’ont les choses d’être son langage. Il doit les enlever aux relations pesantes et absurdes de la convention pour les placer dans les grandes cohérences de sa nature.”

“Tel est l’appel que perçoit l’artiste : le désir qu’ont les choses d’être son langage. Il doit les enlever aux relations pesantes et absurdes de la convention pour les placer dans les grandes cohérences de sa nature.”

Ainsi, Rilke témoigne d’une admiration et d’une tendresse profonde pour la singularité incarnée de ces artistes qu’il commente dans cet ouvrage. Ils semblent tous participer, comme Rilke le fit également, à la création. Ce qui nous rappelle ces belles paroles de Marina Tsvetaïeva, dont Rilke était un correspondant intime, et sur lesquelles nous conclurons :  

“Son “nous”, ce sont tous les esseulés de tous les temps qui ne savent rien les uns des autres et qui œuvrent à la même cause. La création est la cause commune accomplie par les solitaires.” – Marina Tsvetaïeva, Des Poètes, à propos de Boris Pasternak.

  • Rainer Maria Rilke, Ecrits sur l’art, L’Atelier contemporain, 2023