Et si la fin du monde n’était pas si terrible ? Souvent redoutée et quelquefois prédite, la fin du monde n’a peut-être jamais autant fait partie de notre quotidien. À deux voix, Guillaume Marie et Samuel Deshayes décident d’en divulguer une expérience poétique entre science-fiction aux couleurs bibliques et soliloque onirique. Cette prophétie est retranscrite dans un livre sobrement intitulé : La fin du monde (éditions LansKine, septembre 2023). 

Guillaume Marie et Samuel Deshayes, La Fin du monde
Guillaume Marie et Samuel Deshayes, La Fin du monde

La fin du monde est là, qu’on la veuille ou non. On a beau essayer de faire fi des différents signaux envoyés par la planète et toute la communauté scientifique, on aura beau dissimuler tous les déchets du monde et enfouir dans une sorte d’amnésie collective toutes les catastrophes et tous les drames contemporains, les tempêtes résonnent sous les crânes ; il faut s’en emparer.

Science-fictif poétique 

L’apocalypse, étymologiquement, est une révélation, un dévoilement. Dans La fin du monde, Samuel Deshayes et Guillaume Marie proposent une espèce de panorama du monde en tant que fin habitable. Loin d’un discours absolument catastrophique, ils invitent à une sorte d’attention aux choses qui disparaissent au moment même de leur disparition, dans une sorte d’élan vital que l’on pourrait qualifier au moins de curieux voire même – pourquoi pas, après tout ? – de furieusement joyeux. C’est ainsi que cette fin du monde poétique s’ouvre sur une suite d’images qui se révèlent à nous progressivement, comme pourrait les recevoir un passant qui erre au milieu d’un monde qu’il a connu. La menace est là et, puisqu’on la sait redoutable, il ne nous reste qu’à écrire le plus justement et sensiblement possible tous les moments qu’il nous reste à vivre collectivement pour ne pas disparaître dans l’oubli : 

« Et les gendarmes retirèrent leurs masques, arborant leurs lèvres rouges gonflées de mots, comme la foule les avait retirés, ses lèvres rouges gonflées de mots. »

 Tout est excès et répond aux imaginaires que l’on a l’habitude de retrouver dès qu’il est question d’illustrer la redoutable apocalypse.

La fin s’envisage donc premièrement dans une sorte de mutisme collectif qu’il convient de décoincer ou, à tout le moins, de retranscrire : prendre le risque de parler pour dire la fin qui se vit ici-bas. C’est donc dans une espèce de science-fictif poétique que la fin nous parvient : tout est excès et répond aux imaginaires que l’on a l’habitude de retrouver dès qu’il est question d’illustrer la redoutable apocalypse. Pour autant, toute la surabondance de mots retranscrits traduit une nostalgie affectueuse d’une forme de cinéma dit de série B, qui serait avant tout un plaisir de créateurs un peu risible, plutôt qu’une œuvre d’art totale absolument crédible : le monde est fou et dans sa folie, le lecteur-spectateur accepte d’adhérer à ce pacte du loufoque poétique et burlesque :

« De la porte d’Orléans sont arrivés les chars de la Libération. 
Et j’ai vu les immeubles s’effondrer, et le monstre grand comme un poulpe, beau comme un cachalot et soyeux comme un requin s’abattre sur la faille de la route départementale 920.
De la Porte d’Orléans le trou s’agrandissait, il touchait au parc Montsouris à l’est et à la Porte Didot à l’ouest.
Mais le monstre n’y tombait pas, sans remuer ni ses nageoires de cachalot, ni sa queue de requin, ni ses tentacules de poulpe, il glissait et rampait vers la Seine.
Et d’autres choses sortaient de la nuée des cieux mauves :
grenouilles, escargots, et à Paris les murs commençaient de tomber. »Banale fin

Il serait absurde de croire que la fin du monde soit extraordinaire pour tout le monde. De la même manière que certaines personnes vivent une existence banale, les dernières heures de l’humanité peuvent être empreintes d’une forme de prosaïsme qu’il ne faut chercher ni à combattre ni à camoufler. Ainsi, ce recueil se construit selon un enchaînement d’images qui emprunte davantage de codes au zapping télévisuel qu’à une forme de plan-séquence qu’il faudrait voir dans un certain ordre. Ce qui apparaît comme crédible, ici, correspond surtout au surgissement de ces moments plus qu’à leur chronologie exacte. C’est ce dont semblent s’amuser les poètes lorsqu’ils jouent avec les codes de l’anaphore pour en annuler complètement son effet habituel ; ici, alors que plusieurs événements sont annoncés comme simultanés, ils sont présentés sous la forme d’une liste comme s’il était impossible d’être attentif à tous ces signaux sensoriels au même moment et que la fin du monde ne finissait pas d’en finir avec nous :

« À cet instant, Fabrice Lelandais vit s’ouvrir le ciel au-dessus de sa maison de Châteauneuf-du-Faou. (…)
À cet instant, sur la région de Moscou s’effondra une pluie de petites météorites.
À cet instant, il ne se passait toujours rien dans la vie de Valérie Leblanc. »

Comme si cela ne suffisait pas, cette anaphore revient à plusieurs moments du recueil, comme pour annuler toute chronologie d’une fin qui ne cesserait possiblement jamais, ou, à tout le moins, comme un impossible saisissement total. Les poètes seraient alors les apôtres des derniers instants à saisir et à retranscrire. Ils sont ceux qui ont accès à la vision entière de moments simultanés qui – forcément – échapperaient à tous ceux qui chercheraient à les saisir en même temps.

Mourir, à quatre mains 

Pour répondre ou apaiser cette angoisse, ce sont deux poètes qui s’allient pour écrire conjointement la fin du monde.

La fin qui advient vient interroger de façon imminente ce que l’on souhaite sauver juste avant la disparition de toute chose. Faire reposer ce choix sur une seule personne aurait sans doute été soit arbitraire soit immobilisant pour celui qui aurait été à lui seul tribunal et condamné aux derniers choix. Pour répondre ou apaiser cette angoisse, ce sont deux poètes qui s’allient pour écrire conjointement la fin du monde. Certes, les pages écrites par l’un ou l’autre ne sont pas signées. Mais l’alternance des chapitres permet d’imaginer une sorte de compagnonnage équilibré et paisible, comme pour conjurer l’immense malédiction qui se forme au début de cette fin dont on sait qu’on ne sortira pas vivant. De la même manière, les images-souvenirs formulées sont presque systématiquement des images d’unions plus que de désunions, comme si la solitude, au dernier moment, devenait inimaginable ou impossible. C’est ainsi qu’une diachronie prend forme entre ce qui a déjà été vécu et ce qui est présentement à vivre. Seul le futur, fondamentalement, disparaît dans le système des temps. Ici, les poètes font l’inventaire des souvenirs recueillis à deux mains et inclinés (puisqu’ils se font apôtres), sans hiérarchie aucune et avec une forme de tendresse sympathique et discrète :

« souviens-toi des projets que nous faisions hier
nos soirées finissaient quelquefois dans la transe
dans la sueur et le cul nos corps ont la mémoire
de gueules de bois et aujourd’hui regarde
comme en ce nouvel âge on ne veut pas entrer »
« Ils avaient à eux deux cent cinq ans
Et un chien tatoué et une voiture hybride à consommation faible. »

Même lorsque certains groupuscules s’allient pour détruire, piller ou souiller les lieux symboliques du pouvoir qu’ils exècrent, ils le font dans un anonymat groupé qui renforce l’union première, antidote à la solitude interdite dans ces derniers instants :

« En quelques nouvelles enjambées les créatures parvinrent dans la ville de Mende (Lozère)
À Mende (Lozère) la fin du monde avait déjà eu lieu quelques semaines avant : tout était déjà ruine et tout désolation.
Seul l’Office de Tourisme intercommunal Mende Cœur de Lozère était encore debout.
Elles entrèrent dans l’Office de Tourisme intercommunal Mende Cœur de Lozère et elles cassèrent tout. 
En quelques encore enjambées les créatures parvinrent à Nîmes »

« À croire que les mots sauvent »

Sauver les mots plus qu’être sauvé par eux. C’est l’ultime constat de cette fin du monde. Plus qu’un testament poétique, ce livre devrait plutôt être lu comme le projet d’une collecte à réaliser pour sauver ce qu’il nous restera du monde. Nous ne serons pas sauvés du monde que l’on a choisi de détruire par intérêts et profits mais nous pouvons collectivement faire œuvre, c’est-à-dire travailler ensemble à la conservation de ce que l’on attend du monde avant la fin. Il faut suffisamment aimer les hommes pour les aimer beaucoup et accepter d’eux qu’ils se soient trompés ensemble sur cette fin qui approche. Il faut croire que demain sera l’Histoire qu’on en écrira, et qu’aujourd’hui, déjà, est une grande aventure poétique à partager ensemble.

There will be no miracles here, Nathan Coley, 2006 Échafaudage et texte lumineux, 6,3 x 6,3 x 4 m. Vue d’installation au MAC/VAL, Vitry-sur-Seine, France. Courtesy MAC/VAL.
There will be no miracles here, Nathan Coley, 2006
Échafaudage et texte lumineux, 6,3 x 6,3 x 4 m.
Vue d’installation au MAC/VAL, Vitry-sur-Seine, France.
Courtesy MAC/VAL.
  • Samuel Deshayes et Guillaume Marie, La Fin du monde, éditions LansKine, 2023

Crédit photo : Samuel Deshayes et Guillaume Marie © Claire Arago