Stéphanie Vovor par Maïssa Grisel

Lire Frénésies, le recueil de la jeune poétesse Stéphanie Vovor, c’est rencontrer la voix d’une génération contradictoire écorchée, fatiguée mais puissante, vivante. Ces contradictions, cette pléthore de références au monde contemporain dans sa bassesse comme dans sa hauteur, rendent la langue malléable et inventent une nouvelle voie pour la poésie. Les éditions du Castor Astral ont fait le choix de montrer d’où cette nouvelle poésie s’énonce : depuis une « bouche fardée de gloss », en 2023, devant un épisode des Marseillais.

Frénésies de Stéphanie Vovor
Frénésies de Stéphanie Vovor

La poésie de Stéphanie Vovor manie la matière d’un monde télévisé, opéré, englué et désillusionné. Elle nous emmène dans les tréfonds du monde d’aujourd’hui gavé à Candy Crush, à la télé-réalité, aux films à sensation – un monde où plus personne ne semble se regarder, où on fait l’amour « comme c’était convenu à l’avance », où on simule sa jouissance et peut-être sa propre existence :

« Tu joues à quoi chaque jour pendant des heures tu joues à quoi dis-moi je contrefais la femme, l’employée, la petite copine, la jeune fille du métro, la passante égarée, la locataire. »

Ce cri sourd de colère, Stéphanie Vovor parvient à ne pas le faire tomber dans le pathos, dans une dénonciation trop générale. Elle donne du sens à cette peinture du monde contemporain en la rendant sensible, concrète, dans la langue : l’utilisation d’abréviations et de l’argot dépouille la langue poétique, la rend rêche, abrupte. Stéphanie Vovor n’est pas là pour fabriquer de belles images, construire de belles métaphores. Sa poésie plonge la tête la première, s’engouffre dans la réalité, une réalité qui dérange, qu’on préférerait ne pas voir.

Sa poésie plonge la tête la première, s’engouffre dans la réalité

C’est le quotidien de Jennifer, standardiste, ou de cette « fille au trait d’eye-liner mieux tracé que l’avenir ». Le recueil trace son chemin dans les mésaventures de la jeunesse des classes moyennes et des périphéries et tente de lui donner une voix. L’écriture est une réponse à la colère taciturne, mais elle ne guérit pas, elle ne rend pas le monde meilleur, elle permet seulement peut-être d’adresser ce silence qui point : 

« C’est
un outil de frustrés
l’écriture ; 
tu sais
j’écris
parce que je n’ai 
pas pu parler. » 

« Je ne dis pas non je ne dis pas oui ni bouches ardentes ni répulsion la vie ce n’est pas toujours un choix entre avaler ou vomir parfois il y a juste le silence qui s’étend au-dessus de vous comme une bâche »

La poésie est un moyen de faire communauté et de contrer le silence, de se rejoindre dans cette expérience d’un monde incontrôlé et incontrôlable. Parce que la poésie n’est pas l’affaire d’un sujet isolé : si la plupart des poèmes sont énoncés à la première personne du singulier, ce « Je » n’est pas tout seul, son objectif est de rejoindre, par les mots, un collectif :

« je suis les perspectives jamais abandonnées,
la science des fractures dans ce petit monde frelaté,
le sang de mes blessures qui pourrait bien t’éclabousser
je suis la somme de toutes nos bizarreries »

Ce « Je » s’adresse toujours à un « tu », un « tu » qui regarde et qui est susceptible de devenir un « nous ». Cette jeune fille qui « crie au dedans » s’adresse à ses « sœurs », à « toutes celles qui sont un brasier ». La poésie qui s’énonce à partir d’un « Je » porte en elle la possibilité de créer un écho, une résonance, et d’ouvrir un espace commun. C’est l’idée derrière le collectif Poétesses Gang que Stéphanie Vovor a créé en 2023 et qui regroupe une trentaine de poétesses s’identifiant en tant que femmes ou personnes non-binaires, dans une perspective de sororité et d’entraide.

Poésie au lance-pierres et esthétique de l’erreur

Travaillée par des sujets triviaux, la langue poétique de Stéphanie Vovor écorche, choque et fait rire. Le lecteur est maltraité mais emporté dans un univers de références familières, dans une esthétique de l’errance et de l’erreur :

« Les mots émergent, maladroits, sans impact, ne font pas sens.

Désaccordés,
ils dégringolent de la langue,
dégoulinent dans le brouhaha ambiant,
s’achèvent en bruits sourds,
dans l’écho du vent
Est-ce que tu sais où vont les mots après avoir été prononcés ? »

Les virgules et les points s’effacent, les mots atterrissent sur la page, sautent des lignes et des pages au hasard, battant en brèche les règles poétiques

Se déployant autour du triptyque ordinaire, populaire et vulgaire, la langue poétique sort des sentiers battus et réactualise des ressources littéraires essentielles pour comprendre notre époque. La séparation entre expérience vécue et fiction devient de plus en plus fine, faisant entendre l’horreur et le désarroi mais aussi l’énergie et le revers de situation. On ne sait pas si Stéphanie Vovor nous raconte son histoire ou s’il s’agit encore d’une de ces « histoires inventées pour oublier la merde » :

« Peut-être que ceci n’est pas tout à fait une fiction peut-être que cette histoire c’est seulement un prétexte pour mettre des mots sur un petit dés amusement ordinaire un petit tracas très courant chez les grandes filles qui ont désormais l’horreur dans les pores ».

Les virgules et les points s’effacent, les mots atterrissent sur la page, sautent des lignes et des pages au hasard, battant en brèche les règles poétiques : on entend une poésie qui débite, orale, qui ne s’arrête plus de jeter, de cracher sur le papier. Jamais la poésie n’a été aussi libre, et aussi à même de dire. Impossible de ne plus hurler, de retenir ces « frénésies » : il faut que ça sorte, dans un vacarme, dans un glapissement énergique – tel est le credo poétique, et certainement politique, de Stéphanie Vovor. Elle le dit elle-même, elle ne sait pas « parler correct ».

  • Stéphanie Vovor, Frénésies, Castor Astral, 2023

Crédit photo : Stéphanie Vovor par Maïssa Grisel © Le Castor Astral