Dans Partie, son spectacle présenté au Théâtre Silvia Monfort et créé au Festival d’Avignon en juillet 2022 dans le cadre de Vive le sujet !, Tamara Al Saadi raconte l’histoire du jeune Louis Verrier, un adolescent volontiers dormeur, grand rêveur et passionné d’oiseaux à qui il parle comme à des amis, avant d’être envoyé au front, où même les oiseaux finissent par déserter. Par un dispositif des plus audacieux où tous les bruitages sont produits sur la scène ou par le public lui-même, la metteuse en scène décuple l’émotion ressentie devant ce spectacle d’une jeunesse sacrifiée dans la fleur de l’âge. 

Louis grandit avec sa mère dans le XIIe arrondissement de Paris, avant d’être mobilisé en août 1914 pour partir sur le front, comme des milliers d’adolescents et de jeunes hommes à l’époque. Du front, il envoie à sa mère des dizaines de lettres où il lui raconte le quotidien le plus banal des journées passées dans la tranchée. Louis veut rassurer sa mère, perpétuer la routine des conversations mère-fils, prolonger une impression de quotidienneté au cœur d’une expérience pourtant inconnue, inouïe et même indicible. Pour écrire son spectacle, Tamara Al Saadi a lu des centaines de lettres de jeunes Poilus, elle a consulté des archives : Louis n’a pas vraiment existé, il est un visage possible pour les milliers de ses semblables. D’une extrême justesse, l’écriture de Tamara Al Saadi allie l’intime et l’universel, le particulier et le général, dans un spectacle où les mots, comme les sons et la lumière sont au service d’une représentation sensible de l’expérience de la guerre. 

Du jeu et du hasard : la guerre comme une faucheuse

Les spectateurs qui viennent peu à peu remplir les gradins de la Cabane (la seconde salle du Théâtre Silvia Monfort) se voient confier de petits carnets aux couvertures de différentes couleurs où figure le titre du spectacle, « Partie ». Car, avec ces carnets de couleurs et les feuillets colorés qui le constituent, Tamara Al Saadi institue un véritable jeu avec son public qui devra donc être partie prenante de la pièce. Une fois le public au complet, la metteuse en scène, accompagnée de Justine Bachelet, la comédienne qui campera successivement le rôle de la mère du jeune Louis et ce dernier ensuite, d’Eléonore Mallo et de Jennifer Montesantos à la scénographie, à la conception technique et aux accessoires, entrent sur la scène où se dresse un panneau de bois aux diverses trappes et fenêtres coulissantes. Tamara Al Saadi livre alors aux spectateurs et spectatrices les règles de cette partie qui va se dérouler pendant près d’une heure et dont elle sera la cheffe d’orchestre. Par moments, elle soulèvera des trappes de différentes couleurs et elle révèlera, derrière l’une des fenêtres, l’intensité de la voix avec laquelle les spectateurs auront à prononcer les paroles qui se trouvent sur la page du carnet de la couleur indiquée sur le panneau. Avec finesse et intelligence, Tamara Al Saadi montre que la guerre est la faucheuse hasardeuse du jeu géopolitique, lointain et incompréhensible pour les milliers de vies qui, sans s’engager vraiment avec conviction, sinon dans les discours de haine contre les Boches, sont pourtant entièrement métamorphosées par cet événement singulier.

Dans Partie, le théâtre relève du bricolage et de la fabrique manuelle.

La vie et la guerre comme expériences sensorielles 

Hormis ce jeu avec le public dont les règles ont été énoncées avec malice et pédagogie, le spectateur ne tarde pas à découvrir la seconde grande originalité de ce texte dont la mise en scène est signée elle aussi par Tamara Al Saadi. Eléonore Mallo a pris place derrière d’énormes tables où se trouve savamment disposé toute son armada nécessaire pour créer les bruits et bruitages qui vont accompagner l’action et surtout en souligner le caractère extrêmement sensible et sensoriel. Eléonore Mallo gratte, frappe, entrechoque et palpe, elle frictionne, pétrit, jette et caresse. Parfois, Jennifer Montesantos ou Tamara Al Saadi lancent une machine à fumée dont les nuages restent longtemps suspendus dans l’air, comme si les ombres blanches et pures des jeunes âmes sacrifiées pour la patrie venaient, avec le public, prolonger encore un peu leur vie sur terre. À d’autres moments, elles déplacent des projecteurs et créent des jeux d’ombres qui précipitent la salle dans une ambiance crépusculaire et sépulcrale. De la clameur des rues parisiennes où les marchands ambulants vendent à tue-tête leur bric-à-brac et les maraîchers leurs fruits et légumes à l’ordre de mobilisation claironné par les vendeurs de journaux, en passant par un Ave Maria susurré sur les cadavres encore chauds des compagnons tombés sous les balles ennemies, la guerre apparaît comme une déflagration inattendue, sournoise et imprévisible. 

Dans Partie, le théâtre relève du bricolage et de la fabrique manuelle. Sa dimension artisanale est magnifiée, sans jamais tomber dans la démonstration gratuite ni vainement technicienne. La mise en scène de Tamara Al Saadi est calibrée, réfléchie et judicieuse, à la différence de la guerre, où la mort frappe au hasard des balles et des explosions. Pas si loin de nous finalement que ce soit dans le temps comme dans l’espace, puisque les échos avec la situation en Ukraine ou en Palestine résonnent immanquablement dans les poitrines des spectateurs, cette guerre sensible et sensorielle devient finalement, par un renversement final inattendu et d’une extrême puissance dans l’émotion qu’il suscite et le message qu’il délivre, un véritable réquisitoire, totalement incarné et dramatique, contre la violence et le sacrifice vain de la jeunesse au nom du militarisme patriotique. 

  • Partie, du 2 au 6 avril 2024 au Théâtre Silvia Monfort à Paris et du 1er au 4 juin au Théâtre Joliette à Marseille.
  • Crédit photo : © Geoffrey Posada Serguier
  • Mise en scène et scénographie de Tamara Al Saadi
  • Avec : Justine Bachelet, Eléonore Mallo, Tamara Al Saadi et Jennifer Montesantos
  • Création sonore : Eléonore Mallo
  • Lumières, scénographie et conception technique : Jennifer Montesantos
  • Costumes : Pétronille Salomé
  • Regard chorégraphique : Sonia Al Khadir