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Lydie Salvayre (Crédit photo : Martine Heissat)

Une phrase de Pablo Neruda peut nous préparer à la lecture du nouveau livre de Lydie Salvayre 7 femmes : Sólo guardas tinieblas, hembra distante y mía, de tu mirada emerge a veces la costa del espanto. (Tu gardes les ténèbres, femme distante et mienne, de ton regard émerge, parfois, la terre d’épouvante.) 

7 femmes
Avril 2013

Lorsque Lydie Salvayre après avoir échangé amicalement lors d’un entretien avec Thierry Guichard (directeur de publication de l’exigeant mensuel de la littérature contemporaine : Le Matricule des Anges et propriétaire de La Part de l’Ange, café-librairie où l’on est invité à boire un coup avec les auteurs) à propos de sa dernière publication intitulée 7 femmes, vous plante son regard pétillant dans les yeux et vous demande d’une voix douce mais déterminée : « Et vous, que faites-vous ? », vous manquez de tomber de votre chaise… Vous prenez soudain conscience que vous êtes interrogée par l’auteure qui a consacré son énergie d’écrivain à rédiger sept courtes biographies de sept femmes-écrivains qui ont influencé son propre parcours : Emily Brontë, Marina Tsvetaeva, Virginia Woolf, Colette, Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann, Djuana Barnes. Vous cherchez une réponse originale, vous murmurez : « je vous lis, je suis une lectrice ». Subjuguée que vous êtes par cette femme aux cheveux de feu. Enivrée que vous êtes par le vin avec sur l’étiquette « Jolie Rousse » spécialement sélectionné par Thierry Guichard pour l’occasion.

Les combats de Lydie Salvayre

Fille de réfugiés espagnols, elle ne deviendra pas prolétaire ; licenciée ès lettre, elle ne deviendra pas professeur ; médecin-psychiatre, elle deviendra écrivain. Elle a le caractère de ceux qui s’élancent sauvagement vers l’impossible (auquel elle se tient), la nouveauté (elle a le goût des autres), l’aventure humaine (tout peut faire expérience). Fougueuse, elle se dompte grâce à l’écriture où elle déploie «un éventail de langues incroyables où on va du plus trivial au plus élevé, où on va englober plusieurs siècles de langue française avec cette concomitance entre le trivial des pauvres gens qui parlent leur langue un peu vulgaire mais drôle et chargée de poésie et puis ceux qui parlent très bien aussi et c’est aussi chargé de poésie, et tu arrives à mêler ça » (Thierry Guichard s’adressant à Lydie Salvayre au cours de l’entretien à La Part de l’Ange). Mystérieusement, lorsque Lydie Salvayre expérimente “le désert d’écrire” (après avoir publié 18 livres depuis 1990, sachant qu’elle fut un écrivain tardif, mais déjà médecin-psychiatre en activité), elle dévore les livres, les biographies, les journaux intimes et les correspondances des auteures, ses admirées, ses douloureuses, ses folles, ses insensées, ses allumées, ses imprudentes, qui ont nourri son esprit depuis l’adolescence. Elle vit avec les sept femmes écrivains durant une année entière, et rédige un essai fulgurant en dressant des “portraits baroques” et gratifiants qui donnent de l’énergie dans l’existence et poussent à rencontrer les autres différemment et à affronter notre propre quotidien autrement. Une véritable expérience livresque : nous mettons fin à notre plainte journalière en lisant les « éléments biographiques orientés » de ses biographies qui ne sont pas « lagardeetmichardesques ». Ces sept femmes qui ont accompagné Lydie Salvayre lors de sa jeunesse puis lors de son absence d’écrire à l’âge de la maturité vont à leur tour être accompagnées affectueusement par l’écriture de Lydie Salvayre qui nous accompagne aussi, nous ses lecteurs.

Les élans de Lydie Salvayre 

« Ça a été intéressant de voir combien la relecture pouvait me renseigner sur ma propre évolution » confie l’écrivain qui ressent de la gratitude à colporter sa « bibliothèque portative » qu’elle a besoin d’aérer et de faire partager : un auteur aimé vous amène vers ses livres aimés, lesquels vous amènent vers d’autres livres aimés, et ainsi infiniment jusqu’à la fin des jours, formant ce livre immense, inépuisable, toujours inachevé, qui est en nous comme un coeur vivant, immatériel mais vivant. À travers son essai — qui est une ode faite à la littérature — son livre d’admiration qu’elle consacre à sept femmes courageuses, Lydie Salvayre cherche à nous prouver que « l’œuvre des femmes est dénonciation », « leur œuvre fait protestation, leur œuvre fait transgression à l’histoire littéraire ». Les sept femmes mises en lumière par Lydie Salvayre ne prêchent aucunement, ne militent pas, ne déplorent pas, ne sont pas amères, ne revendiquent rien. Elles font l’expérience de « l’imbrication impensée entre l’œuvre et la vie », de vivrécrire jusqu’au bout de l’imprudence. Leur œuvre et leur engagement passionné est contestataire en allant à l’encontre de l’ordre moral, sexuel, politique du moment. Il n’y a pas de séparation entre leur vie et l’écriture.  Elles scandalisent en devançant leur époque, en résistant à l’esprit du temps. Au cours de la lecture de 7 femmes, nous nous interrogeons successivement à propos de la « sexuation impensée de l’exercice littéraire : le postulat c’est qu’il est masculin », de l’imprudence féminine consistant à vouloir rompre les chaînes personnelles et sociales qui entravent, du courage nécessaire pour vivre en littérature, de la volonté absolue impliquant aucun évitement prudent mais au contraire une collision frontale avec le sentiment du néant, de la mort, du désir et de la passion. Nous comprendrons alors aisément pourquoi, pour quatre d’entre elles, leur chemin vers la vérité les a poussées à mettre fin à leurs jours, ces sept exploratrices des mers innombrables de leur monde intérieur.

« La douleur ne m’est pas étrangère » 

Lydie Salvayre interrogela tentation de la folie, plus précisément la forme chaotique de l’être face à la forme chaotique du monde

Comme au théâtre (l’écriture de Lydie Salvayre se prêtant à la forme théâtrale, plusieurs de ses livres furent mis en scène et adaptés sur les planches), Lydie Salvayre, après une préface où déjà elle nous hèle (je vous dis) ouvre sept fois le rideau (sept chapitres) sur la vie de ses sept femmes écrivains : Je me mis ainsi à inventer leur vie, comme d’ailleurs j’inventais leur œuvre, tout lecteur, je crois, fait cela. Puis j’allai imaginairement de l’une à l’autre. Comme le ferait un spécialiste des désordres humains (n’oublions pas son métier de psychiatre), Lydie Salvayre interroge dans son livre 7 femmes la tentation de la folie, plus précisément la forme chaotique de l’être face à la forme chaotique du monde, la souffrance existentielle que l’opération alchimique de l’écriture métamorphose en joyaux littéraires. Lydie Salvayre ne cessera de donner son point de vue sur les événements en multipliant les adresses au lecteur ou l’expression de ses propres réactions en tant que lectrice qu’elle place entre parenthèses ou directement dans le corps de la phrase sur le ton de la confidence souvent humoristique ([…] mal mariée à un alcoolique (lequel eut la bonne idée de mourir d’une attaque d’apoplexie)) ou sarcastique (Kaputt les rêves roses). Parfois même, Lydie Salvayre bruite la scène qu’elle décrit ([…] et tuer les poulets, couic, en leur tordant le cou) pour mieux nous faire apprécier l’action qui se déroule. Grâce à l’écriture généreuse et imagée de Lydie Salvayre, notre lecture nous invite à nous incarner dans les personnages des biographies : on partage littérairement le destin des sept femmes qui, ligne après ligne, s’autorisent à revêtir leur peau d’écrivain en écoutant leur rythme intérieur : un écrivain est une oreille. Rien d’autre.

« Quoi d’autre mérite véritablement, dans ce foutoir, d’être transmis ? »

Cette affirmation interrogative de Lydie Salvayre dans son livre 7 femmes résume admirablement son engagement réussi à nous propulser hors de notre monde contemporain devenu incompréhensible et sec et de nous jeter vivants, nous ses lecteurs, dans la littérature brûlante et saisissante d’une autre époque. Les yeux grand ouverts nous assisterons presque en direct grâce à l’écriture tragi-comique de Lydie Salvayre — qui s’apparente à une voix énergique — aux existences compliquées des sept femmes qui ne savaient rien d’autre que la vie (cette farce) et l’Écriture.

  • 7 femmes, Lydie Salvayre, Perrin, 240 p., 18 €
  •  Rencontre-Lecture avec l’écrivain Lydie Salvayre organisée par Thierry Guichard (Le Matricule des Anges) le 08 août 2013 à La Part de l’Ange, Café, Librairie, Bar à vins située à Portiragnes (34420)
  •  Émissions radiophoniques sur France Inter : Le grand entretien de Lydie Salvayre par François Busnel le 14 mai 2013 ; L’humeur vagabonde, Lydie Salvayre, par Kathleen Evin le 17 avril 2013 ; L’Atelier de Lydie Salvayre par Vincent Josse le 02 février 2013
  • Émission radiophonique sur France Musique : L’invitée du matin, Lydie Salvayre, par Judith Chaine le 29 mai 2013

Estelle Ogier