Pier Paolo Pasolini sur leplateau du film « Théorème »
Pier Paolo Pasolini sur le plateau du film « Théorème », 1968

Poète, romancier, scénariste, cinéaste, peintre … La Cinémathèque française célèbre l’esprit de Pasolini avec l’exposition Pasolini Roma. Jusqu’au 26 janvier 2014, l’artiste italien se dévoile au public par son amour pour la capitale italienne : terre d’accueil, de désillusions, de drames.  

Des lunettes noires, un corps malingre, un sourire frondeur. Pasolini investit les salles de l’exposition que la Cinémathèque française lui consacre. Le visiteur suit le parcours de ce petit gars du Frioul devenu l’une des icônes de l’art engagé du XXè siècle, massacrée sur une plage en 1975 : « Il est rare de dire qu’un artiste soit un homme engagé, de son temps. Sa société, il en a fait une matière pour sa production, qui est énorme » atteste Serge Toubiana, directeur de la Cinémathèque française.

Pasolini et son ami Ninetto Davoli sur le tournage de « La Contestation », 1969
Pasolini et son ami Ninetto Davoli sur le tournage de La Contestation, 1969

Organisé avec le concours de quatre instituts culturels européens – le CCCB de Barcelone, le Palazzo delle Esposizioni de Rome, le Martin-Gropius-Bau de Berlin et la Cinémathèque française – Pasolini Roma témoigne de la volonté forte de montrer au public la pensée de l’artiste en mouvement. C’est l’itinéraire d’un provincial en fuite, arrivé dans la capitale en 1950 avec pour seule richesse l’espoir de devenir un auteur accompli. La misère dans laquelle sa mère et lui vivent le pousse à ouvrir les yeux sur la banlieue, les «borgates», oubliées de l’élite italienne.  Les premières sections de l’exposition montrent au visiteur les quartiers qu’il fréquentait, les liens tissés puis rompus avec le Parti Communiste Italien (PCI) … La dalle de la tombe du théoricien communiste Antonio Gramsci, dont la pensée était chère au réalisateur, trône par exemple au milieu d’une des salles.

Pendant quelques temps,  Pasolini est professeur mais continue à s’atteler à l’écriture de manuscrits. Il travaille aussi peu à peu pour divers journaux. Son premier roman Ragazzi di vita  lui apporta succès et scandale dès sa publication en 1955, tandis qu’il collabore en même temps avec des cinéastes comme Bolognini ou Fellini. Ces derniers lui reconnaissait en effet le don de saisir l’atmosphère des quartiers pauvres de Rome – où se mêlent prostituées, escrocs, mendiants – et de la retranscrire. C’est ainsi que Pasolini écrivit quelques scènes de La Dolce Vita.  Cette activité de scénariste, jointe à l’écriture de romans, déloge l’artiste de la misère des faubourgs romains.

« Il suffisait que Pier Paolo respire pour qu’on porte plainte contre lui »

Mais le frioulan a presque 40 ans quand il réalise son premier film, Accattone. De ce dernier à Salò ou les cent vingt journées de Sodome, l’exposition met en avant quatre temps qui scandent le cinéma pasolinien. Les premières œuvres, comme Mamma Roma, donnent à son auteur l’image d’un homme épris de lyrisme pour les quartiers romains oubliés, qu’il filme sous un œil réaliste. Ayant perdu ses illusions sur une ville qu’il considère désormais corrompue, Pasolini se tourne ensuite vers un cinéma de la métaphore, du mythe. Ce sont des films tels qu’Œdipe Roi, Porcherie, Médée … La « Trilogie de la vie» que le cinéaste réalise dans les années 1970 se pose en rempart de ce que Pasolini appelait « le génocide culturel » de l’Italie. Le Décaméron ou Les Mille et une Nuits nous

« Porcherie » de Pasolini , 1969
Porcherie de Pasolini , 1969

transportent ainsi dans l’innocence des corps nus, filmés libres et païens. Mais Pasolini abjure ce travail qu’il juge vidé de son sens par une tolérance sexuelle hypocrite de la classe bourgeoise. Enfin, Salò ou les cent vingt journées de Sodome termine de radicaliser la pensée d’un artiste intraitable avec le spectateur, qu’il continue de malmener  pour éveiller sa conscience.

Cette violence de la prise de conscience amène Pasolini devant les tribunaux plus d’une trentaine de fois. Traqué par la classe bourgeoise dirigeante et son modèle qu’il dénonce, le cinéaste fait face. L’exposition affiche ainsi 16 pages reprenant la chronologie judiciaire du poète. Sur le mur contigu, la défense de Pasolini retranscrite point par point pour son procès concernant un outrage à la religion sur La Ricotta. Pas un de ses films ne fut épargné. Quand la censure n’opérait pas, les procès diffamatoires la relayaient. Comme l’explique Ninetto Davoli, ami fidèle et acteur fétiche : « Il suffisait que Pier Paolo respire pour qu’on porte plainte contre lui ». Pasolini était l’artiste engagé contre les nouvelles voies romaines, construites par le modèle bourgeois, sur lesquelles la société italienne s’est lancée. Cette Italie gangrénée par la mafia et les multinationales obscures.

Le roi de l’abjuration

Par sa vision chronologique, Pasolini Roma pose sur le même plan l’amour, la politique, l’amitié et le cinéma dans la vie de l’artiste. Cette démarche provient de la volonté des trois commissaires de l’exposition – Gianni Borgna, Jordi Balló et Alain Bergala – de montrer toute la vitalité et les contradictions d’une pensée libre. Ne pas figer Pasolini entre quatre murs, ne pas en faire un monument : « Il faut préserver le côté incroyablement contradictoire, divisé de Pasolini. C’est le roi de l’abjuration. Dans son œuvre, où est l’unité ? Même sa mort est encore mystérieuse. Il fallait donner au visiteur une idée des tensions qui traversent Pasolini » ajoute Alain Bergala. Ninetto Davoli parle quant à lui de quelqu’un de contradictoire, qui n’avait pas trouvé sa place. Même sa mort reste mystérieuse. On retrouve son corps massacré sur la plage d’Ostie le 2 novembre 1975 au matin. Cette fin, évoquée avec pudeur dans l’exposition, reste encore énigmatique aujourd’hui.

On retrouve son corps massacré sur la plage d’Ostie le 2 novembre 1975 au matin

Le danger (problème ?) reste que le visiteur est susceptible de ne pas trouver sa place non plus dans Pasolini Roma. Plusieurs expositions résident en réalité dans celle-ci. Des objets évocateurs de différentes périodes trônent au milieu des salles – tombe de Gramsci, voiture, reproduction de statue – tandis que des plans sont punaisés au mur pour indiquer au visiteur les lieux de passage pasoliniens. Ici des photographies de procès, là des clichés de l’entourage intellectuel de l’artiste : Laura Betti, Bertolucci, Moravia, plus loin des peintures et des manuscrits signés du maître … La chronologie et la profusion des archives sont une mine d’or mais perdent quelque peu l’objet de l’exposition : Rome par Pasolini, et vice et versa.

Amener la périphérie au centre du débat

Les trois commissaires de l’exposition martèlent pourtant qu’ « il y eut une Rome d’avant et d’après Pasolini » selon Gianni Borgna. Mais en quels termes ? De son arrivée dans la capitale italienne à son meurtre en 1975, le frioulan passe vingt-cinq années à arpenter Rome, à se mêler aux habitants, à perdre ses illusions de jeunesse. Pasolini reste déchiré entre son amour du Frioul natal et son élan pour la capitale. Au fil des années, le poète rejette la cité et son chaos mais y revient : inlassable. Le génie pasolinien réside dans le regard qu’il porte aux oubliés, aux égarés du centre culturel romain : « Pier Paolo me disait que, pour lui, les gens éduqués perdaient leur vérité intime avec le système de consommation » confie Ninetto Davoli. Cette prévision se confirme aujourd’hui dans les plans évocateurs filmés par Alain Bergala pour l’exposition. Le visiteur constate ainsi l’évolution de Rome par ces bâtiments et les imposantes enseignes de marques – vendeurs de tapis.

Pasolini jouant au football dans la banlieue de Rome, 1960
Pasolini jouant au football dans la banlieue de Rome, 1960

L’œil du réalisateur tourne autour de Rome. Il amène la périphérie au centre du débat. Son cinéma parle le «romanesco », langue argotique des banlieues devenue sa porte d’entrée dans le cinéma. « Pasolini sacralise la périphérie en tant que valeurs de vie, poétique. Il sacralise ce que l’intellectuel romain des années 1950 ne reconnaît pas encore » argue Jordi Balló. Cette sacralisation de la banlieue est mise en relief dans l’amour que Pasolini avait pour le football et le sport. « Tifosi » du Bologna FC 1909, l’artiste joua sur les ailes de l’équipe des écrivains lors de matchs organisés contre des équipes des faubourgs comme Donna Olimpia. Deux photographies trop discrètes évoquent cette fièvre du sport qui habitait Pasolini. Il serait intéressant de se focaliser davantage sur les raisons qui poussent un tel artiste à courir sans relâche après un ballon sur un terrain vague de Rome. L’une d’elles pourrait être la chute de bon nombre de barrières sociales une fois le maillot revêtu. Dans Les Terrains (Le Temps des Cerises, 2012), recueil d’écrits du cinéaste sur le sport, Pasolini proclame : « Le sport est un phénomène de civilisation tellement important qu’il ne devrait être ni ignoré ni négligé par la classe dirigeante et les intellectuels. Il est vrai que, pour certains, c’est une attitude plus ou moins inconsciente, mais ce n’est pas une règle».

 François Bétremieux

  • Pasolini Roma , Cinémathèque française, 16 octobre 2013-26 janvier 2014