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Isabelle Garron

De la raréfaction du livre physique au Printemps arabe, de la relation entre parole et silence à Jean-Luc Godard, d’Edouard Manet à la danse contemporaine, et surtout de la poésie à la poésie, c’est avec une grande joie que Zone Critique vous convie aujourd’hui à la lecture d’un entretien-fleuve, en compagnie de la poétesse Isabelle Garron, l’auteure de Face devant contre, Qu’il faille et Corps fut. 

Octobre 2002
Octobre 2002

Z.C. : Isabelle Garron, après la publication de Corps fut, en 2011, il est intéressant de retracer le chemin de votre écriture, depuis Face devant contre, publié neuf ans plus tôt, et Qu’il faille, publié en 2007. Mais, si vous le voulez bien, nous commencerons notre entretien en parlant de votre travail en tant qu’enseignante-chercheuse?

Isabelle Garron : Je travaille à l’Institut Mines Télécom, au département Sciences économiques et sociales de Télécom-Paristech. Ma recherche porte sur les situations de communication, physiques et numériques, selon une approche pluridisciplinaire, en sciences humaines. Actuellement, écrire et lire en environnement numérique mobilise toute mon attention.

Z.C. : Quel votre point de vue sur la thèse de la disparition potentielle du livre ?

I.G. : Le numérique a évidemment une part dans cette raréfaction de notre rapport aux livres physiques. Le nombre d’exemplaires de chaque livre publié va en diminuant, et il y a toute une reconfiguration économique et symbolique aujourd’hui des échanges entre les écrivains et les éditeurs sur la question des droits d’auteurs et celle de la circulation des textes. Mais je ne pense pas pour autant que le numérique entrainera la disparition du livre physique. La vraie question reste le rapport avec le lecteur et son accès au texte. Les éditeurs indépendants existent encore, ils continuent à publier, notamment de la poésie. Mais la question de la place de l’écrit dans nos sociétés en l’état de l’avancée numérique reste celle-ci et cela depuis l’origine de l’écrit en lui-même : que peut-on publier ? que désire rendre public un écrivain ? Le rapport au lecteur ne change pas. Ce qui est davantage questionnable, ce sont les mouvements de convergence des lecteurs, vers tel livre, ou telle catégorie de livre. Autrement dit, les tendances des goûts littéraires, génération après génération.

Z.C. : Comment définiriez-vous la relation entre le silence et la parole ? Pour illustrer mon propos, je cite la première page de votre poème Le Pas contemporain, dans le livre Qu’il faille :

                                                                      . là       .. un monde clos

                                                                       en dire le passage

                                                                       – trouvé lors du chantier un

                                                                        . embrasser ta bouche

                                                                         voir le monde autrement

                                                                         – après nous qui se taira

(p.65)

I.G. : Je considère le silence comme un matériau premier : il ne s’agit pas de tout dire mais d’apprivoiser le silence, intimement, d’en faire quelque chose d’infiniment familier. Apprivoiser la retenue dans ce qui veut se dire. Esther Tellermann parle de l’« énigme de l’expressivité ». A mes yeux, le silence a une dimension collective : pensez la foule, comme un partage de ces silences, qui nous traversent ; ce n’est pas le silence des miens que j’apprivoise, celle « Des voix chères qui se sont tues… », chez Verlaine ; c’est celui qui tend au neutre, à une neutralité de l’universel, à la neutralité de la page blanche, qui est capable de tout contenir, en elle, en possibilités. Et puis, lorsqu’on abolit notre peur du silence, on est capable de se confronter à tout, au monde, à la foule, à la solitude, à l’absence, à la mort. On peut aussi penser à d’autres gammes, à d’autres variations du silence : je pense notamment à ce livre d’Ariane Dreyfus, Les compagnies silencieuses. J’aime le silence du danseur, son souffle perceptible dans l’air qu’il fend, la délicatesse du passage de son mouvement dans un espace qu’il recompose sous les yeux du spectateur.  Il exprime tout, silencieusement. J’essaye d’approcher cela, dans mon écriture. Je travaille d’ailleurs avec un chorégraphe, Mani Mungai, sur un projet, commencé il y a quelques mois seulement, et qui s’intitule également Le Pas contemporain. Dans un autre registre, je regarde aussi intensément le silence des improvisations ; ça m’évoque Keith Jarrett : il fait passer, de façon très pure, ses respirations, les mouvements de son corps, à l’auditoire. Pour moi, la poésie doit ressembler à ça : la parfaite adéquation entre le mouvement du corps et le projet d’écriture. Glenn Gould, aussi, bien sûr.

Z.C. : Vous écrivez sur une feuille de papier ou sur un clavier ?

I.G. : J’écris sur un clavier d’ordinateur. Je prends des notes à la main, mais le projet du livre prend forme sur l’écran de l’ordinateur : j’imprime, puis je corrige à la main, puis je réimprime, jusqu’à ce que j’aboutisse à la forme du poème qui tombe bien. A l’image d’un tissu. Je raisonne souvent par séquence : dès Face devant contre, j’ai souvent employé la double page, par exemple, pour travailler le vers, sa rupture, construire le poème à partir d’une forme visible qui se décline en miroir ou en écho. Héritage mallarméen du livre ouvert, certes, mais aussi, recherche d’une contrainte, pour surtout ne pas sublimer le hasard, ou plus exactement, le cliché du « hasard ». Je suis très attachée à la dimension performative de l’écriture. D’ailleurs, comme pour nombre d’entre nous, le son de la machine à écrire m’a longtemps fascinée ; cette imparable mécanique qui rythme vos jours et vos nuits. Quand cela démarre sous les doigts, sentir que l’on passe à l’action, que se marque dans la frappe un retrait nécessaire avec le monde, qu’un espace poétique instantanément tend à se développer, à inquiéter un état de pensée qui vient s’abolir dans la tension à vouloir en faire émerger un autre, issu du précédent, ou rejetant sur les marges les tracés d’un mouvement révolu. Surtout ne pas négliger la force des rituels lorsqu’une suite de poèmes vient s’écrire, à se dresser ou à se répandre dans l’espace qui lui revient. Je continue à leur accorder de l’importance. Mais, parallèlement à cela, je ne me dérobe jamais à la saisie intuitive des mots ; par exemple, j’aimerais vraiment avoir le réflexe de l’enregistreur : dès que quelque chose me vient, hop ! l’enregistrer, « fixer » selon la proposition rimbaldienne, de ces vertiges qui délient la langue à venir. J’en suis, au moins, pour l’instant, à écrire des notes dans mon téléphone portable, quand je n’ai pas mon petit carnet avec moi.

Z.C. : Sous quelle modalité s’établit la relation entre les mots et les choses chez vous ?

I.G. : Les objets portent avec eux leurs propres histoires, leurs propres narrations. J’essaye de les extraire et de les rendre, analogiquement, sur le support de la page blanche. Dans ce geste qui devient le mien, je me revois exhumer les choses faites au quotidien qui transportent avec elles leur propre chant, et mises bout à bout, composent une musique, un déplacement de monde. Cela implique un rejet a priori des sentiments en effusion / en fusion : la question du feu, de ce désir-là qui tombe comme un couperet, c’est compliqué, dans la vie comme dans l’écriture. Il s’agit d’exercer son idée à ce qui est possible, impossible, là, sans attendre.  Dans l’écrire, j’accepte de retarder la décision, d’obéir au recouvrement du temps. Je note simplement sur la carte, l’emplacement, comme le fit l’artiste de Land Art Nancy Holt. De toutes les façons, en général, ces lieux sont des lieux qui ne peuvent s’oublier. Ils deviennent, à notre insu, des lieux / des non-lieux d’histoire ; ceux-là même qui déterminent une vie / et son contraire dans l’écriture du poème. Concernant l’intention de création, je cherche la figuration dans l’informe, la beauté dans ce qui nous apparait inesthétique. Voir un objet sous un aspect ou des profils qui attisent le regard. Ça me fait penser aux Space Invaders dans la ville : un même signe, ou une même image, vu(e) dans des rues différentes, à différentes heures, du jour et de la nuit. Je veux saisir l’objet commun pour en dégager la charge (au sens physique) poétique qu’il contient en lui. C’est exactement cela : déployer une physique de la poésie, – autrement dit, une écriture qui porterait dans sa trame l’étude de sa matière et de ses propriétés, de ses phénomènes, de leur répercussion dans la langue.

Z.C. : Dans la troisième partie du poème Le Pas contemporain, vous insérez des reprises, dans la parole délivrée, incarnées par les expressions « (je reprendrai) » et « (je reprendrais) », marquant une stratification, à la fois esthétique et logique, dans le poème:

   (je reprendrai)

                  . fardée      .blanchie

                                – tes épaules.         axis mundi ..

(…)

   (je reprendrais)

                 .autrefois dans les vallées

                                 .. peuples adorateurs ..

                                 .. de ces têtes à deux ports ..

                                                .. rappelant  les clôtures ..

                                                            .éclairage découvert

                                                          – forêts noyées     sur fond rouge

                                                                  sur vaste ciel     . perdu    en Kanakie ..

(p.106)

Comment parviennent à se répondre les différentes strates d’une voix poétique ?

I.G. : Le langageparlé porte déjà en lui-même une intuition poétique. Il est travaillé dans un avant-vers. C’est une parole qui est décisive

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 sans être suffisante : reste ensuite à fonder le projet poétique, à lui trouver sa forme, au fur et à mesure des notes et des versions. Des irruptions de sens, des glissements de terrain. La singularité de la / d’une voix s’impose d’elle-même. Puis, la sonorité des voix m’est très importante. Elle marque l’idée dans mon travail ; je vois dans les gens des dictionnaires vivants fascinants ; il suffit d’être sensible aux voix, aux choses, et tôt ou tard l’exigence poétique vient elle-même accomplir l’œuvre en tant que telle. Repenser les formes, poétiques en l’occurrence, en repensant une certaine stratification de paysages, en nous et hors de nous. Ce qui fait à mes yeux que la poésie doit toujours correspondre à l’état du monde, à ses changements, à l’état des mœurs. A partir de cette idée, on peut expliquer tous les déplacements stylistiques, formels, dans la poésie contemporaine. Nous devons nous pencher, ici, un instant, sur la notion d’avant-garde : c’est toujours dans l’avant-garde que se forment ceux qui vont aller plus loin / qui vont aller encore plus loin qu’elle. Mais l’avant-garde, à chaque époque, a toujours quelque chose qui relève à la fois du génie, de la naïveté, de l’érudition, de l’insoumission, de l’indifférence, de l’extrême acuité. Les valeurs de l’avant-garde sont souvent indéfinissables. Mais elle parvient à maintenir l’art en éveil. Rappelez-vous de cette exposition, Quand les attitudes deviennent formes : ça pourrait être une bonne définition de ce qui participerait d’une avant-garde, et de son après.

Z.C. : Les mots « poésie contemporaine » continuent à faire peur…

I.G. : C’est le poids de la tradition qui en veut ainsi, dans notre vieux pays littéraire. Nous sommes encore restés d’une façon ou d’une autre à la crise du vers, alors que par cette crise même nous avons également compris, et depuis longtemps, que le propre de la poésie est la liberté, ou plus exactement la conscience d’elle, dans l’écrit, en tant que faire, en tant qu’action, toute la dimension performative que nous évoquions précédemment. Est poétique ce qui relève de la singularité de l’écrit (dans sa forme et dans son contenu) pour autre chose que la seule divulgation de cette singularité. Même si le renouveau de l’emploi des signes fait sens vers un renouveau des significations que l’on désire exprimer. La question de la prose? Il y a bien évidemment une part de lutte entre la poésie et la prose, bien que je sois d’accord avec le fait que la prose et la poésie finissent par se lier au cours des grands moments de l’Histoire de la littérature. Après les Romantiques et postromantiques, la première véritable liberté fut celle du vers libre au XIXème, mais elle a ouvert sur des formes d’écritures qui parfois ne relèvent pas de la poésie ; les poèmes en prose se sont répandus ; puis, la modernité a au fur et à mesure aboli le concept de recueil de poèmes au profit de celui du livre : soit un projet unique construit singulièrement. A partir de là, tout semble possible ; il ne reste plus qu’une dominante dite poétique, ou une dominante dite romanesque, dans tel ou tel livre. Mais, quoi que l’on en pense, une grande œuvre demeure nécessairement transgenre : elle emploie puis elle s’affranchit des possibilités que lui confèrent tous les genres littéraires, afin de s’accomplir elle-même, pour qu’il ne reste plus qu’elle, au-delà des règles de composition. Ça me fait penser à l’exposé de Walter Benjamin dans son Origine du drame baroque allemand. Le problème de ces dernières années est que le roman est revenu vers les canons de son genre : la poésie, elle, demeure encore une pratique d’écriture absolument ouverte. On est ici dans l’expérience de l’écriture, dans l’épreuve d’un dire repoussant sa limite, dans une résistance contre la domination des formes traditionnelles d’expressivité. Dans le vers, le rythme est central, mais c’est pour cette raison précisément que j’ai une grande liberté avec la ponctuation dans mes poèmes : c’est une manière, pour moi, de marquer, toutes les vélocités possibles / les arrêts nets, du dire et du non-dit, dans ses déploiements, et ses retenues. Mon emploi de la barre transversale, par exemple, s’explique pour des raisons métriques, pour marquer un changement de plan, ou une nouvelle prise de parole, qui rompt avec celle qui la précède ; c’est aussi un hommage discret que je rends à Jacques Dupin (notamment pour son poème Malevitch, et sa chute), et également à Danièle Collobert (pour son emploi du tiret d’incise, et dont je cite un vers-figure, en exergue dans mon premier ouvrage, Face devant contre – reconnaissance définitive à son travail, à l’engagement à formuler une autre possibilité pour l’écriture poétique). Au demeurant, la culpabilité du poète reste toujours entière, jusqu’à aujourd’hui, par rapport à l’acceptation sociale du roman et des romanciers. Le lecteur s’intéresse de moins en moins à la langue pour elle-même, il s’intéresse davantage aux narrations d’expérience. La marginalisation nait des mouvements successifs et différenciés de la demande de ceux qui deviennent consommateurs Et puis, de toute manière, dans l’écriture, plus on s’aventure à « élargir le champ » , plus on doit avancer seul(e), avant de partager, d’être rejoint, d’enfreindre ensemble. J’aime cette idée, qui marque à quel point l’ensemble de solitudes réunies marquent déjà l’avènement d’une autre loi, d’une autre communauté possible, en l’occurrence dans notre métier de poète, un espace certes indéfinissable, mais réel, palpable, porté par le corps d’autres que soi, qui autorisent le temps du partage d’un feu, une chaleur, une idée de vivre. C’est ce que j’ai commencé à vraiment apprécier, à mesure que je m’y rendais, dans la proposition de Thomas Hirshchorn, « Flamme éternelle », actuellement installée au Palais de Tokyo ; ce feu qui ne cesse, qui reprend, dans les décombres, ou plus simplement les débris, les déchets d’un monde, d’un idéal. Il n’a plus d’idéal à regretter, mais à se réjouir d’un feu qui tient, de part et d’autre de la flamme, les regards des personnes attirées par autres choses qu’elles-mêmes, mais la présence d’une altérité, bienveillante, le temps du feu, à l’écoute, écoutée, sentie là / ici et pas ailleurs.  Tous les lieux d’édition de poésie rigoureux me paraissent raviver cette magie du feu, du rassemblement, aussi improbable puisse-t-il être, générant des espaces de chaleur pour ceux qui travaillent à ne pas éteindre cet art, son exigence, son risque, – la pensée / l’émotion qu’il génère ; au-delà de la personne. Philippe Beck, dans la longue et exigeante conversation qu’il a eue avec Gérard Tessier, développe cette idée de l’impersonnage. C’est une idée très belle, à mon sens, qui doit permettre à chacun de la communauté qui veut bien la travailler, d’y trouver sa place et son degré d’appartenance. Elle sert la réflexion qui nous fait regarder le feu, celui qui continue de jaillir comme de l’eau, entre les tôles ondulées du Palais de Tokyo. Les tôles des habitations de fortune reportées au ban des villes, des sans-domiciles, ou les tôles de l’effondrement, recyclées pour s’éloigner d’un drame, devant lequel la peine ne peut être la réponse collective, même s’il faut bien l’admettre, en me souvenant du titre choisi pour ce bref ouvrage de Stig Dagerman, « notre besoin de consolation est impossible à rassasier ».

Z.C. : Quelle valeur accordez-vous à la narration ?

I.G. : Elle est indissociable à la parole ; ce qui est narratif excède la parole ; la parole ne m’apparait que comme une résurgence de cette narration des êtres et des choses qui s’imposent à nous. Je vois la parole comme un élément qui permet de rendre vie, d’actualiser, les narrations latentes de l’existence. Dire les narrations antérieures à toute prise de parole. Et éviter l’écueil de ce qui est trop littéraire : trop conformiste, ou démonstrativement volontaire, dans l’effet littéraire désiré. J’ai joué sur les deux plans, poétique et narratif, dans Corps fut : les suites et variations des poèmes suivent une logique narrative. A travers l’écriture de cet ouvrage, je me suis posée les seules questions essentielles : qu’est-ce qui se narre ? qu’est-ce qui peut être dit ? où doit prévaloir le silence ? J’ai essayé de construire le mouvement de ce livre, comme une vague qui annonce de loin son arrivée, vient échouer sur le rivage, puis retourne dans le silence de la mer.

A travers l’écriture de cet ouvrage, je me suis posée les seules questions essentielles : qu’est-ce qui se narre ? qu’est-ce qui peut être dit ? où doit prévaloir le silence ?

Z.C. : Les voyages se manifestent de façon très prégnante dans vos poèmes…

I.G. : Oui, je voyage beaucoup. Mais je n’écris que sur une place au calme. Je me confronte, comme tout écrivain, à la difficulté de séparer le temps de vivre et le temps de l’écrire. Le monde repris dans l’idée qui affleure d’un vécu déjà derrière soi et celui de la projection des ombres et des traces, celui d’un monde second qui s’empare du langage, – soudain le projette. La lecture aussi est un infini voyage, immobile, – traversant ; cette rencontre avec les corps absents de la pensée à l’origine du livre que l’on tient entre ses mains, – rencontre définitive avec les mondes réfléchis, par ce quelqu’un avec cette personne qui donne cette dimension unique au voyage, vraiment. Voyages effroyables, voyages dans la couleur, peu importe s’il advient.

Z.C. : Encore, pour revenir à votre poème Le Pas contemporain, l’urbanité se présente en tant que lieu des possibles et des néants de nos vies sédentaires ; les dernières pages y sont consacrées:

                                                                      (1 temps)

                                                                       . aucun homme sur le parvis

     (…)

                                                                       (temps 1)

                                                                       . aucun homme sur le parvis

                                                                       sauf un             ivre-mort

                                                                       bouche incendiée

                                                                       – ne mendie point

                                                                      . seul   impressionnant il

                                                                       .. juxtapose en moi

                                                                       le pas contemporain

                                                                       au moment même où

                                                                       – femme la nuit

                                                                       . tu déposais le pain

                                                                       aux pieds de ce dormeur

                                                                       pleuré     . dans le lointain.

(pp.112-113.)

Avez-vous un point de vue sur la configuration de l’espace dans notre monde contemporain, notamment, sur son impact dans nos existences ?

I.G. : Dans le Pas contemporain, j’ai voulu reproduire le mouvement d’un danseur, et, à travers ce mouvement, reproduire les mouvements du monde.

2011
2011

L’homme sur le parvis, comme figure de l’homme sans domicile, représente, à mes yeux, toutes ces personnes qui sont des trous noirs des narrations sociales. Ils nous sont inconnus dans leurs propres histoires. Leur seule narration apparente est leur présence dans l’espace public, avec tous les motifs psychologiques qu’on insère délibérément en eux ; alors que, dans la rue, il y a ce mélange des plus grandes violences humaines à l’état brute et la présence des plus grandes générosités : l’espace urbain est le lieu éminent des narrations possibles. Ecoutez les voix et les mots de ceux qui passent dans le métro pour demander de l’argent, ils contiennent la vérité la plus crue du langage. Se pose souvent à moi la question de la réversibilité des places : que ferais-je à leur place ? Au fil du temps, je me confronte de plus en plus à la réalité de cet arbitraire des places sociales. On demeure dans une société d’héritiers d’un côté et de sans-grades de l’autre. Finalement, si l’on échangeait les places sociales, je suis persuadée que chacun justifierait sa légitimité à y être, peu à peu.

Z.C. : Beaucoup de vos poèmes accordent une place importante à l’esthétique et à la technique cinématographiques ; D’août a-t-il été question, dans Qu’il faille, je cite ici de la treizième à la seizième page :

.. tournage : vertige

allées de cyprès

] bien connues

.. elle demande si vous aimez

ce que vous faites ?

ce que vous ne faîtes pas.

voies de halage

– prises de son ..

.. éclairage faible ..

vous êtes convaincant

& maitrisez l’incident ..

.je crains d’avoir compris

] éclairage faible     . revoir

date limite & outils

– c’est pourquoi te parler

[.te parler

au  téléphone

(.jusqu’à la fin.)

. au grand verre

de la cabine ]

.reprise du tournage

– infinitif : va-tout

ce qui va sans dire

ne sera donc pas dit

(pp.131 à 134.)

Quelle est votre relation au cinéma ? Plus généralement, à l’image ?

I.G. : L’univers du cinéma, ses situations et les contextes de sa diffusion sont des espaces capitaux pour l’imaginaire qui me porte. Les acteurs y apparaissent comme des chimères littéraires, travestis par un texte (le scénario), – mais qui le font vivre, le porte. Le Mépris de Godard m’a beaucoup marquée, en raison de tout ce qu’il charrie, et met sous nos yeux. Il est une laisse, un temps qui étreint pour jamais. J’ai introduit sa référence dans la liste des crédits qui ouvrent mon poème Feu pas ; dans cette liste, qui se présente comme un store vénitien descendu, baissé sur aucun dehors, – celui blanc de la page. Un store, comme dans les films de David Lynch, où les images sont lacérées par l’objet, coupées ; un store et ses lignes, ses vers. Je me suis amusée à le figurer ici en reportant les références des films clés pour ce livre dans le fait de vivre. Je les ai extraites d’un cahier où je prenais des notes, fut un temps, sur tous ces films que je ne cessais de voir, Je passais alors ma vie dans le noir éclairé d’images, alors le seul extérieur possible à revoir… Les Yeux sans visage de Georges Franju, Barry Lindon de Kubrick, un Cassavetes (Femme sous influence, je crois), la Strada de Fellini, … Vous avez vu l’exposition Bill Viola ? Il y a une œuvre, Catherine’s Room, qui est composée de quatre plans fixes, d’une même pièce, et d’une même personne : Viola narre là avec une précision exemplaire les différentes manifestations de soi, en un même lieu, en plusieurs fois, et qui infine raconte ce qu’il y a à la fois de plus intime et de plus commun chez soi-même. Il fait du mouvement et de l’immobilité les matériaux d’un seul temps, ralenti, éprouvé, direct. Dans mon deuxième livre, Qu’il faille, j’ai décidé de la structure en prédelles pour tenter de narrer les histoires secondaires / secondes sous la grande Histoire. Séquencer la grande Narration par ses petites narrations. Le Retable d’Issenheim, entre autres, a beaucoup compté dans le démarrage de cette idée-forme. J’aimais aussi l’homophonie entre « prédelle » et « près d’elle ». Ce mot correspondait alors parfaitement à l’idée de mon projet. Un mot, un livre, et sa forme.

Z.C. : DansFace devant contre(2002), votre poème Feu pas exprimait déjà votre rapport privilégié aux arts en général. Mais la composition de ce poème apparait être en tableau impressionniste (davantage que les Dessins partagés, dansQu’il faille, qui se présentent sous la forme d’un cahier d’esquisses). Vous accordez-vous au dialogue des différentes formes de création artistique ?

I.G. : Absolument. Comme je vous l’ai dit, je travaille en ce moment avec Mani Mungai. Et l’installation artistique s’avère encore aujourd’hui être pour moi le geste-artiste par excellence. Par contre, mon poème Feu pas n’est pas impressionniste : non, sa logique interne est plutôt celle d’une installation d’objets trouvés ; trouvés depuis soi, formant l’intime. J’étais fondamentalement dans ce poème, et ailleurs, dans la démarche d’objets trouvés, dans des terrains vagues, réels / symboliques. Réenchantés. Dessins partagés, c’est autre chose, mais c’est encore une histoire de rencontre, et de peinture. Je revenais du Mali, j’étais alors en conversation étroite à l’époque avec la peintre Hélène Durdilly, qui dirige avec Jean Pierre Chevais, la revue Rehauts. Dessins partagés, c’est cela, le temps partagé entre la visite de son atelier, très intense, et la trace définitive en moi de ce voyage, sur la piste, jusqu’à Bandiagara. Ce fut un bouleversement, ce voyage, qui brûle encore… intact. Feu négatif, – feu pas.

Z.C. : Dans votre poème Scène de l’anniversaire (présent dans Face devant contre), vous évoquez la mort, la signification de la procréation, et vous vous épanchez également, plus longuement, sur le fait d’être une femme. Je cite, de la dix-neuvième à la vingt-et-unième page du poème :

                                                                       l’écharpe

                                                                       dans la roue

                                                                       . le dernier

                                                                       corps de Marina

                                                                       la danse.

                                                                       agatha.

                                                                       l’abri

                                                                       des jambes.

                                                                       tous les membres

                                                                       durs.

                                                           pense

                                                                         à tes sœurs

                                                           aux bas-reliefs.

(pp.165 à 167.)

Z.C. : Pourriez-vous nous expliciter la forme de votre féminisme ? Avez-vous un point de vue sur le féminin et le masculin ?

I.G. : Pas d’attitude féministe, a priori, dans mon chemin. Mais, je garde toujours une grande reconnaissance à l’esprit, pour celles et ceux qui ont favorisé l’ouverture de nos possibles, à/de nous, femmes. … Et me tiens prête, si cela devait s’avérer nécessaire, – je veux dire, inévitable. Il est clair que l’écriture poétique d’après guerre s’est vue transformée par l’émergence d’un continent féminin sans précédent. Et, si je rejoins ceux qui ne peuvent défendre une écriture sexuée, le réel nous pousse à reconnaître la force de ce changement dans la communauté et pour ceux qui la regardent vivre. Un long chemin a incontestablement eu lieu pour accéder à cette libération « d’un infini servage » ainsi que l’énonce Rimbaud, – et maintenant ? Il s’agit sans doute d’encore réfléchir ce que cela peut signifier dans la langue, ce recul du servage, quelle place pour son exercice, pour en jouir ; de même, la pesée sur la société de cette langue venue de corps/ esprits féminins, affranchis. Il s’agit, oui, de regarder – regarder comme un agir – ce que nos sociétés font aux femmes, ce qu’il est pensable d’envisager comme des avancées ; quelle reconnaissance leur est vraiment remise pour déployer cette vie en bon voisinage avec l’autre sexe. J’ai un regret politique/une peine profonde lorsque je suis informée de toutes les atrocités faites aux femmes, dans toutes les régions du monde. Une image forte, ces derniers temps, depuis ma place, parmi les plus paradoxales et insupportables : celles de ces femmes abusées au cœur des mouvements de foule du Printemps Arabe ; être si seule, parmi son peuple, ce réel a depuis forcé/envahi ma réflexion. Cela a commencé de passer dans la langue, dans la première suite, d’un nouveau texte, parue en revue, Naine Jaune. (http://issuu.com/bazaredition/docs/gazette13_ok). J’écoute, oui, je découvre les tortures impensables. Celles que connaissent les femmes. Et je ne sais pas pourquoi, je revois défiler cette phrase énigmatique de Georges Bataille redécouverte lors de ma relecture de ses textes pour écrire sur l’œuvre d’Anne-Marie Albiach : « Si j’envisage la totalité du monde, à partir du fondement, de la base inaccessible de l’immense réalité qui m’entoure, il m’est difficile de parler. » Voilà, c’est ça, enfin, je veux dire…

Z.C. : Dans Qu’il faille, votre poème D’août a-t-il été question est l’exemple parfait de l’intimité entre un je et un tu, déclinée selon leur propre temporalité : la présence de l’autre en soi durant les moments vécus loin de lui, les déceptions qui apparaissent par rapport aux représentations intérieures que nous ne faisions de l’autre, les regrets que nous éprouvons lorsque nous sommes éloignés de l’aimant(e). Inséré dans le séquençage du vécu, votre poème établit la liaison rigoureuse entre les impressions intérieures et les faits extérieurs. Pourriez-vous nous expliciter davantage la dialectique amoureuse où parviennent à se lier, dans votre écriture, l’infiniment proche et l’infiniment lointain, des je, tu, nous, vous, il(s), elle(s) ?

I.G. : Vous notez l’emploi insistant du pronom dans la trilogie, ce qui correspond en effet à un choix. Les pronoms m’ont permis d’avancer dans le lien à trouver entre éléments biographiques persistants, et leur traduction objective dans la langue. Le pronom marque le degré perçu, ressenti d’une relation ; l’origine et la destination de la pensée. Grammaticalement « il » représente, et poétiquement je l’ai souvent associé à une forme d’abandon d’une seule réalité (pourtant inspiratrice), avec l’intention d’exprimer davantage l’abstraction reconnue dans un temps vécu. Ainsi le souvenir prégnant et l’usage sans cesse reconduit du « je est un autre » formulé par Rimbaud peut être laissé de côté un temps, dans une recherche tournée vers d’autres lois : par exemple, spontanément, « qui (de toi) est un soi » ou «  toi est un soi (?) ». Cette question, autre énigme, inviterait à creuser une poétique intégrant le pronom personnel réfléchi sans distinction de genre, comme cette présence qui marque l’écriture du poème dans toutes ses façons. Cela peut nous amener à nous interroger – de fait – sur un lyrisme, son présent, non mort je veux dire, battant dans le poème, nouvelle battue mixée (au sens musical du terme). Et pour continuer de vous répondre, j’aurais envie, comme ça,  de vous/nous renvoyer à la lecture de Marina Tsvétaïeva, à Tentative de Jalousie, pour la lyrique amoureuse, et ce renversement permanent entre langue et biographie, faits & langue de réel inversé. La lecture de la très belle introduction de Eve Malleret à sa traduction des poèmes de Marina, introduction qu’elle intitule je crois « La poétique de la vie », m’avait à l’époque, de la première lecture, fortement impressionnée. Ce refus du quotidien des choses, de même que sa résistance à céder, sous le poids et le mors de l’entrave, lui ont donné la justesse d’une prosodie à la fois heurtée et douce,  dissonante et tombant définitive, proposant un point de fuite sans égal, rassemblant proche et lointain ; son état, celui que l’on se découvre à soi grâce à ces alliages tenus de débris d’histoire et de suspension intacte de matériaux sublimés lors du moment de l’écrire. Ce n’est pas rien de parvenir à cet équilibre non négociable, fragile aussi. Elle fût, oui, une personne traversée par la rencontre d’amour, et la dureté de le vivre / d’y survivre. Rien n’est pourtant jamais mou, dans la poésie que cette vie fait rendre, pas plus qu’elle ne cède à l’intention du récit. Et sa science de la ponctuation demeure exemplaire à mes yeux.

Z.C. : Toujours dans Face devant contre, votre poème Déferlage, structuré en trois parties, me semble être un dialogue avec le Coup de dés de Mallarmé et La Divine comédie de Dante : dans la première partie, l’homme est soumis au hasard de l’élévation et de la chute, dans la seconde partie, un “vous” aimé nous guide entre l’univers et le verbe ; et, enfin, dans votre troisième partie, vous mythologisez (dans le sens de la sacralisation) le réel. Est-ce là un faux sens de lecture, ou certains de ces éléments ont participé à l’élaboration de votre poème Déferlage ?

I.G. : J’aime d’abord beaucoup le mot ! C’est un mot de libération et de départ. Qui connote, en même temps, la maitrise. Dante et Mallarmé sont toujours présents quelque part dans mon esprit, bien évidemment, mais je n’ai pas particulièrement pensé à eux ; notamment, à cause du fait que je les ai déjà beaucoup lu ! Vous pouviez aussi citer Lautréamont pour ce qui est de l’exploration d’un univers à l’infini à l’abandon. Ce que j’ai davantage recherché dans mon poème, c’est la déferlante d’un temps suspendu à l’infini. Monter les voiles : j’embarque, je me défais, et je me reconstitue, enfin, dans les mots. Une traversée double : du réel, et du miroir de soi, dans le monde. Le rythme ternaire de la trilogie s’est imposé à moi dans ce poème. Un tryptique, avec sa triple unité, bien qu’elle ne soit pas nécessairement apparente. J’ai fouillé le rapport entre le lieu clos et l’ouvert ; et, dans ce voyage, j’ai voulu rejoindre les grands mythes, les grands thèmes du réel et de l’imaginaire, mais tout en déconstruisant ce qui peut connoter la nostalgie des anciens temps.

Z.C. : Nous allons nous consacrer maintenant à un exercice de style : je vais lire plusieurs de vos poèmes, et vous me direz vos impressions, vos sentiments à la lecture de vos poèmes, par moi. Vous le voulez-bien ?

I.G. : Oui.

Z.C. :

                                                           Sur le parvis

                                                           une touffe d’herbes

                                                           un asile

                                                           entre deux pavés.

(Outre-mer, in Face devant contre, p. 16).

I.G. : Je l’ai écrit avant les travaux du Canal Saint-Martin. Je me baladais beaucoup là-bas, avant que ça se boboïse. Je ne critique pas cette évolution. Mais il y a quand même une grâce perdue dans ce lieu. Il y avait des écluses. C’était très silencieux, uniquement entouré d’immeubles ; maintenant, il y a des magasins, des cinémas, des bars,… Il est un peu pour moi, aujourd’hui, une sorte de surfilage : en couture, ça sert à marquer un point sur une étoffe. Il m’est encore, aujourd’hui, une sorte de repère. A l’image des lichens, chez Dupin ? Vous voyez ? Ce sont comme des repères individuels. Le Canal Saint-Martin représente ça à mes yeux.

Z.C. :

                                                             Voix   vireuse / hâtive

                                                             .   un jour de par

                                                             personne  et moins

                                                             de cinq    articles

                                                             – en tout

                                                             et pour tout

(Outre-mer, in Face devant contre, p. 25).

I.G. : Je suis un peu flippée dans les supermarchés. Mais, en même temps, j’aime beaucoup y marcher. Ils ont quelque chose de malsain car ils représentent vraiment, pour moi, la non-communication de l’époque : tout y est fonctionnel, tout le monde est épanoui dans son coin… Mais, de façon assez paradoxale, lorsque vous êtes à l’intérieur, vous vous situez dans un microcosme, qui dit beaucoup de choses sur notre époque, et d’une manière assez apaisante, finalement.

Z.C. :

                                                               eh bien puisque !

                                                               .   dans ce calme

                                                               commun / redire

                                                               aussi. comment le soir

                                                               la buée des soupes

                                                               estompe / la nuit

                                                                alors que. sous mon doigt

                                                                une annonce. sur

                                                                la vitre / gémit

(Outre-mer, in Face devant contre, p. 29).

I.G. : C’est la cuisine de mon enfance. Avec les meubles en formica. La cocotte-minute qui chante sur la plaque chauffante. Qui fait de la vapeur. Fait de la buée sur les vitres. J’écrivais sur la vitre avec mon doigt. Le bruit de l’écriture de mon doigt sur la buée ruisselante sur la fenêtre. Les mots dégoulinent. Rien que cette scène, sans mot, fait poème.

Z.C. :

                                                                [ Fermeture du site

                                                                . elle reste   assise

                                                                dans l’ordre des marches

                                                                                  ] à défaut de gravir

                                                                                  – elle reprend  ce large

                                                                                  bleu   a capella

(Outre-mer, in Face devant contre, p. 35).

I.G. : « Gravir »… Pour Jacques Dupin. Mais, je ne gravis pas, c’est d’ailleurs devenu un mot d’ordre de notre monde pour d’autres raisons. Pour ma part, je fouille. Je fouille les sites. J’enfreins les portes, après qu’elles se soient fermées, quand la lumière est la plus belle. Et, je me laisse porter par une voix.

Z.C. :

                                                                                   – une fois les dieux vendus

                                                                                   rien ne sert     de dresser

                                                                                   les coqs

                                                                                                .   contre de l’argent

                                                                                    – seulement de nourriture

                                                                                    finir

 (Feu pas, in Face devant contre, p. 208).

I.G. : J’ai écrit ce poème après avoir vu le film de Claire Denis, S’en fout la mort. J’y ai découvert les combats de coqs. Dans les sous-sols. Leur violence. La violence de jouer aux enchères, son honneur, sa fortune, etc. Toutes les communautés humaines ont crée des jeux. Le lien social que les jeux créent me fascine et me terrifie en même temps. Confrontation et hasard. Ça dit aussi quelque chose de notre rapport commun au monde. Les animaux eux-mêmes deviennent des chimères. C’est aussi comme au Carnaval de Rio : un feu d’artifice qui est un coupe-gorge dans les rues de la ville.

Z.C. :

                                                                                     . de son genou

                                                                                    de sa cheville

                                                                                    . le signe

                                                                                    – les robes d’elles

                                                                                    leur maintien

                                                                                    – et ton fou

(Feu pas, in Face devant contre, p. 245).

I.G. : J’ai voulu, dans ce poème, hacher la langue : créer un frisson figé. Une immobilité saisissante. Comme l’effet des stroboscopes dans les boites de nuit. Le vertige dans la représentation du corps. Et, un spleen sans idéal. Ou, plutôt, une folie ratiocinante, avec le mouvement de lutte contre cette folie : créer une diagonale du fou.

Z.C. :

or sur leurs fonds

                                                                                   .   les anciens maitres

                                                                                   parlent

                                                                                   – devant mes yeux

                                                                                   des langues de racines

(Feu pas, in Face devant contre, p. 251).

I.G. : A cette époque, je lisais beaucoup de livres sur la peinture. On emploie les racines pour faire les couleurs. La fabrication totale d’une toile me fascinait. Notamment chez les grands maîtres. J’ai acquis dans mon travail la recherche d’une création de couleurs.

Z.C. :

                                           ]     .restait     .sauf     .celui     .avec qui ton histoire

                                           . avec   .. mais comment ? .. et où mandatait l’offre

                                           .. rester sauf     .celui que l’on nous montre

                                           – effarant     .posté ainsi .. devant l’advenu

(Qu’il faille, op. cit., p. 14).

I.G. : Vous remarquez, ici, il y fermeture du crochet. C’est l’advenu de la langue paniquée, antérieurement muette, qui s’interroge, et répond d’une angoisse, en roue libre. Salvation et exclusion : vous remarquez que je fais un double emploi du « sauf ». Vraisemblablement, j’ai voulu exprimer une certaine difficulté de vivre le réel comme un simple état de fait. Sans basculer dans le lyrisme, pour autant. J’ai plutôt essayé d’approcher la littéralité de la réaction et l’expressivité qui en succède. Vous remarquez, également, ici, mon hésitation du vers, entre deux métriques : on se souvient du choc, comme un rythme, où les mots n’ont presque rien à voir. C’est, ici, la retranscription de ce choc.

Z.C. :

                                                                                   . en note

                                                                                   : le cœur

                                                                                   – pareillement

(Qu’il faille, op. cit., p. 32).

I.G. : C’est une prosodie. Visuelle. Sous la modalité d’un ready-made. Ce poème répond d’une démarche sémiotique. Ce serait comme un chant visuel. En lieu et place du souffle et du sang. En note de ce qui précède l’instant insaisissable.

Z.C. :

                                                                       (1 temps)

                                                                       ] .. restera sauf celui avec qui   . ton histoire

                                                                       – enracine                                     [

(Qu’il faille, op. cit., p. 43).

I.G. : Le vers et son sens sont ici exclus des crochets : un aparté blanc. Racine : comme lieu opaque, mais qui dévoile, également. En Nouvelle-Calédonie, je me souviens que les racines des arbres sur le rivage sont prédominantes dans le paysage… C’est comme voir une histoire à l’envers… Un(e) aimé(e), à la fois sauvé(e) et exclu(e). C’est un poème important, à mes yeux, qui a survécu à beaucoup de lignes écrites : l’essentiel y reste, avec pudeur.

Z.C. :

                                                                   la paix vibrée venait d’ailleurs dans le désordre étale

                                                                   par touches   .pinceaux   .rubans

                                                                   papiers fous

                                                                   ou d’autres outils à lame

                                                                   un rayon atteint parfois la femme

                                                                   qui ici respire encore

                                                                   sans ses bijoux

(Variation 1, in Corps fut, p. 49.)

I.G. : Je me souvenais d’un atelier de sculpture ; et, à l’opposé, mais pas nécessairement, d’un lit d’hôpital. Dans l’escalier de l’atelier, je m’étais figurée le mouvement de deux femmes, l’une qui descend et l’autre qui monte l’escalier, en même temps. Je pensais à cette réglementation qui oblige de déposer ses bijoux avant de commencer un séjour à l’hôpital. Notre rapport aux objets, dans les moments cruciaux, créateurs ou réparateurs, ici. La confiance qu’on leur confère, au sein même de leur matérialité.

Z.C. :

                                                                   .coupes naturellement qui chavirent

                                                                   notre ordre-chant   parmi les

                                                                   pins où se dressa un seul

                                                                   été un seul .un

                                                                   parlement

(Suite 2, in Corps fut, p. 65.)

I.G. : C’est un souvenir ancien. C’est même une épiphanie. La fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence. Le festival de musiques contemporaines. Les sculptures de Giacometti. Le piano, installé dans la cour extérieure, l’été. J’avais un sentiment de république des arts. Un « parlement », au sens d’une agora.

Z.C. :

                                       écrire en effet le rite rayé des silences   .des fanfares dans la nuit

                                       voici   les fleurs .les poussés étant donné   les fêlures

                                       l’élévation des structures du cœur .mécanique

                                       ses fondus enchainés   oui   jusqu’à   la suivante .oui

                                        – et explosion liquide des foules recommandées

(Suite 2, in Corps fut, p. 69.)

I.G. : Jour d’été. Il faisait froid. A la même période, j’étais allée voir la Monumenta de Boltanski.

Z.C. :

                                                                   ici ] c’est autrement dire pas de montagne

                                                                   à peindre .à écrire aucune vérité donc

                                                                   mais tout poème – bras de fer

                                                                   avec rien

                                                                   soit l’équation l’économie

                                                                   une chute à cru

                                                                   follement

                                                                   & la terre

                                                                   qui ploie ici

                                                                   latente et

                                                                   basse

(Ibid., p. 71.)

I.G. : Il y a la présence de Cézanne, « je vous dois la vérité en peinture ». Au lieu de la Sainte-Victoire, le rien, comme modèle ; et, du rien – bras de fer – puis il en sort quelque chose. Un rapport avec l’économie des moyens. J’énonce le négatif. Le rien, et la folie qu’il implique. A l’endroit de la terre, de la gravité, de la pesanteur. Avec un refus, de ma part, de la figuration. Je parlerais bien, mathématiquement, d’un système (vide) d’objets (vides). L’anagramme de nier avec rien me donne toujours à penser.

Z.C. :

en cette journée prolongée

                                                                     quelque chose de séparé

                                                                     de certain et d’inclassable

                                                                     a enfin lieu de sorte

                                                                     que la rive du voyage

                                                                     se rapproche aussi

                                                                     de la fin du voyage

                                                                     que le temps est

                                                                     court celui par

                                                                     lequel l’oracle attendu

                                                                     par un monde qui

                                                                     nous abrite

                                                                     et quelle joie nous

                                                                     guette .si possible

                                                                     en plein jour.

(Suite 4, in Corps fut, p.140.)

I.G. : Une nouvelle épiphanie. Le moment est précis mais l’environnement est flou. J’ai voulu réaliser une figuration suggestive. Un moment incertain, qui est un déplacement, ou un voyage, même.

Z.C. :

                          nous .loin des précipices .si loin égalant au diamètre opposé

                          des ordres fixes   des dits pièges latents

                          et donc j’aurais relu la règle   qui brille et bat

                          au bout des voyages clos sur les rives

                          de préférence .celles où s’observent le vol de ces oiseaux

                          échouant en piqué avec l’allure folle des seigneurs d’avant

(Suite 6, in Corps fut, p. 225.)

I.G. : J’avais un titre pour ce poème, Ivresse au grand chapeau recommencer en amont. Je l’ai écrit à Niamey. Je redessine l’espace, tout en lui rendant grâce. J’ai longtemps contemplé le Niger, là-bas. C’est un paysage mythologique en lui-même. Je fais corps avec le paysage ici. Jusqu’à célébrer ce cortège aérien d’oiseaux.

Z.C. :

                                                                   sur les remous de l’eau balancée

                                                                   jets de sommeil

                                                                   aux rives des esseulés

                                                                   qui de leur jonque partent épouser

                                                                   les traits de ce territoire

                                                                   qui leur a été donné

(Ibid., p. 247.)

I.G. : Je désirais ici que le paysage se reconfigure dans les mots. Et, établir une communication atemporelle avec nos ancêtres et nos descendances. Un hommage aux travailleurs silencieux, par ailleurs. A ce qui fait société, sans se dire. Aussi bien de façon abrupte que mélodieuse. Un hommage à l’humilité. A l’image de Van Gogh, peignant la nuit, avec des bougies déposées sur son chapeau.

Z.C. : Merci Isabelle Garron.

I.G. : Merci à vous.

  • Isabelle Garron, Face Devant Contre, Qu’il faille, Corps fut, chez Flammarion.