Romaric Sangars © Julie Trannoy
Romaric Sangars © Julie Trannoy

Le déluge ? Quelques clapotis d’éloges plutôt, propos prudents et postures de circonstance, bons mots estampillés masque et plume, en résumé la qualité française, pour saluer la réception en La Pléiade de Jean d’Ormesson, le papy nova des lettres hexagonales. Bien seul dans ce concert d’approbations complices, Romaric Sangars se fend d’un salutaire pamphlet en même temps que d’un plaidoyer pour une littérature incarnée et ressourcée par l’encre de la subversion dans Suffirait-il d’aller gifler Jean d’Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française ? aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.

Avril 2015
Avril 2015

Dans un temps où la polémique se confond avec le règne de la pétition, que de médiocres libelles offrent ses rares soubresauts à l’encéphalogramme zombie d’une intelligentsia dont l’honneur gît sous le garde-manger, la parution d’un tel ouvrage apparaît comme un geste singulièrement tempestif. Et notre impétrant, que la beauté du geste ne semble effrayer, y trouve manière et matière à se faire la main. Journaliste et fondateur du Cercle Cosaque, réunion périodique d’une poignée d’antimodernes qu’attire le bel enthousiasme des avant-gardes, Sangars s’inspire d’Un Cadavre, célèbre tract que le groupe surréaliste avait dégoupillé à destination d’Anatole France. Quoiqu’il prenne davantage de précautions à considérer la pertinence d’une telle gifle, il écrit dans la même langue violente, ductile et éclatante. Et ce n’est pas un hasard que son livre paraisse sous une maquette conçue d’après celle de la collection Libertés qu’avait créée Jean-Jacques Pauvert pour faire revivre les riches heures de la tradition polémique.

En l’espèce, il s’agira moins de présider au procès fantoche d’un écrivain fantôme que d’entrevoir ce qu’un tel événement dévoile des destinées de la littérature et de dessiner des itinéraires de résistance à l’inexorable, car « désormais l’usurpation éclate effrontément dans la nuit de la démission générale ».

De quoi Jean d’Ormesson est-il le nom ?

Quintessence d’une bourgeoisie d’extraction noble née sous Louis-Philippe, « Jean d’O », 90 ans ce printemps, balade depuis trois générations son sourire mielleux, ses cravates de tricot et ses flanelles anglaises entre le Quai Conti, la Méditerranée et les plateaux télé. Il babille ainsi d’un ton patelin des phrases où l’érudition câline se mâtine du charme de l’autodérision.

On sait le soin que mettaient les indiens Jivaros à réduire les têtes de leurs victimes pour en faire comme de grosses pommes ridées à l’usage de leurs rituels. Les Français, qui se firent un devoir de décapiter celles qui dépassaient trop, choisirent quant à eux d’en préserver quelques unes, assez molles de préférence, pour les exhiber dans ces salons d’où s’exhalent les vogues sans avenir. Privilège de la civilisation. Toutes aux plaisirs surannées de la conversation, ces têtes ont la courtoisie de ne pas trop faire remarquer que ce monde est une gêne perpétuelle, qu’il est plein de bruit, de folie et de fureur – car la tête molle se défie des troubles mais goûte Shakespeare parce qu’il offre tout de même de jolies citations –, qu’il est advenu suffisament d’événements pour qu’on ne se contente plus de recopier péniblement Chateaubriand. Mais voilà, dans ce monde il est désormais loisible d’éprouver quelque sympathie pour la besogne d’un khâgneux qui, somme toute, fait un assez bon client pour les deuxièmes parties de soirées.

Un bon client, c’est-à-dire un excellent vendeur puisque celui-ci consacra maintes saisons à publier des ouvrages aux titres vaguement spirituels, usant d’une palette délayée dans l’air du temps et l’eau de Seltz

Un bon client, c’est-à-dire un excellent vendeur puisque celui-ci consacra maintes saisons à publier des ouvrages aux titres vaguement spirituels, usant d’une palette délayée dans l’air du temps et l’eau de Seltz. Si, dans sa jeunesse à rallonge, il s’empressa au chevet de Valery Larbaud (du moins donna-t-il un article d’un aimable scepticisme au numéro-hommage de la NRF) puis de Paul Morand, il ne parvint jamais à en émuler la justesse ni la grâce. On connaît pourtant tel ou tel, dont on estime par ailleurs les préférences, qui professent un goût prononcé pour la prose de La gloire de l’Empire ou de son Histoire du Juif errant, ces forts volumes pétris d’une main distraite tandis que l’œil s’attarde aux encadrés d’un atlas universel. Force nous est pourtant de confesser que si “l’homme de génie est celui qui m’en donne”, alors ces livres nous ont laissé lisse et froid comme le marbre des palais que ce comte de petit format aimât à fréquenter. “Écrire, ce n’est pourtant pas faire du zen, c’est sauver d’autres hommes avec soi” remarquait Dominique de Roux et, à cette aune, une telle bibliographie ne semble pas destinée à s’imposer face aux assauts du temps.

Sangars du reste ne s’embarasse pas du patient labeur des tacherons qui décortiquent chaque ligne pour en soupeser les éventuelles qualités. Il privilégie les éclairs du style, cette charge de la brigade légère qui déplaît tant aux grognards de diverses obédiences. Car, il ne s’agissait pas ici de ratiociner et rien n’est plus agaçant que ces danses du scalp qui se prolongent autour de l’évidence même. Il souligne quelques sophismes éloquemment creux, s’offusque de ce cabinet plein de curiosités accumulées « la langue tirée et sans panache », dévoile l’œuvre par son menu : « Deux pensées de Pascal castrées, bavassées et étirées sur cent pages, adressées aux demi-habiles dans un langage de régression complète afin que ceux-ci ne bougent pas d’un iota de leur demi-habileté, voilà en somme le programme que mena à bien notre nouveau chevalier de l’ordre de La Pléiade. » Pas de je-ne-sais-quoi donc chez d’Ormesson, seulement du presque-rien, sinon du pas-grand-chose. Littérature de la vanité, au sens de l’Ecclésiaste, c’est-à-dire du courant d’air, de la buée, légères bulles de savon iridescentes qui s’élèvent un instant pour le plaisir des yeux puis disparaissent aussitôt.

Totems et tabous

Et voilà qu’on nous assène que le petit Jean d’O, paré comme il sied de sa timide gaieté, fait son entrée dans l’éternité supposée de La Pléiade et c’est précisément ici que le bât semble blesser. Il est vrai qu’existe déjà d’excellentes collections à visée anthologique, ainsi de Bouquins ou de Quarto, qui suffiraient à accueillir ce genre d’œuvres mineures sans que ne triomphe en aucune manière le déshonneur ; mais les choses sont ainsi faites qu’une partie du corpus d’ormessionien y figure déjà. Non, ce qui conviendrait plutôt à notre académicien, ce n’est pas un nouveau florilège mais un best-of de ses apparitions audiovisuelles, que l’on pourrait d’ailleurs songer à décliner en franchise : audioguides pour croisiéristes, podcasts pour les retours de jogging, jeu à thèmes pour toute la famille

Mais La Pléiade, pensez-y ! Lorsqu’en 1982, Claude Gallimard émis le souhait de voir Hervé Bazin – l’un de ces mandarins qu’il est toujours malin d’attacher à son char –, rejoindre la glorieuse collection, Bernard Frank eût la clairvoyance d’en faire un motif de révolte, et quelques autres, plus discrétement, avec lui, si bien que l’affaire dérailla. Sangars rappelle qu’« à l’orée d’un vaste assombrissement », La Pléiade, élaborée dans les années 1930 par Jacques Schiffrin, animée par Gide et Paulhan (qui lui n’y figure toujours pas, ce que déplorait déjà Frank), apparaissait comme un promontoire « dépositaire d’une certaine notion du rayonnement », un « monument établissant la norme supérieure des Lettres et de l’esprit ». Temple de papier en regard duquel l’œuvre de Jean d’O est une étoile bien pâle, qui figurera désormais entre les volumes Nietzsche et Pascal, deux auteurs dont il a si souvent épongé la vitalité pour faire monter sa propre crème. Cette « insulte à toute élémentaire notion de hiérarchie », cette « éclatante hérésie » qui brade une institution encore relativement épargnée par les considérations commerciales, ce serait finalement comme le signe définitif de nos renoncements.

Parole à la défense. Tel critique stipendié défend en privé que d’Ormesson mérite cet honneur parce qu’il serait l’ultime et admirable passeur du goût de la littérature, tel autre – qui du moins a le courage de la publicité – soutient que ce volume possède « une certaine valeur testamentaire », que « d’Ormesson, c’est la maison de campagne livresque d’une France aux trois quart déjà engloutie », un « bon vieux fauteuil » auquel on arrive par « des siècles de douce tiédeur […] un autre nom de la civilisation ». Mais, aux arguments bien indulgents de ces avocats de l’insignifiance patrimoniale, on répliquera ce que Soupault, impitoyable, écrivait devant la dépouille d’Anatole France : « La nuit descend déjà. On reste étonné […] de la pauvreté des éloges décernés à feu France. Quelles tristes couronnes en simili-celluloïd ! On rapporte régulièrement le mot de Barrès : « C’était un mainteneur ». Quelle cruauté ! Le mainteneur de la langue française : cela fait penser à un adjudant ou à un maître d’école très pédant. »

Et néanmoins, à rebours de Sangars, on ne peut s’empêcher de songer que La Pléiade, ce Panthéon des lettres selon la formule consacrée, convient assez à notre académicien. Du moins si l’on considère le Panthéon dans sa version à la parisienne : un aspect imposant, de grands murs nus et aveugles se refermant sur un espace dont l’harmonie s’estompe derrière la banalité du propos, empli d’un fade et vide recueillement que traversent ici et là une lumière mélancolique, l’écho de pas alanguis, des rires touristiques au récit d’anecdotes saugrenues… Car tel est Jean d’O, lapin en habit vert : le classicisme apauvri, l’historiette malicieuse, la consolations des petites vertus. Et même l’on pourrait voir un symbole dans ce qu’une collection dont le public avait jadis été celui des notables lettrés de province, recueille désormais en son sein le fétiche de leurs héritiers, sur les étagères desquels la tranche dorée des volumes prend désormais la poussière. Gifler une idole, qui n’est d’ailleurs qu’un symptôme, sans toucher au totem, dont on ne se lasserait pas de compter les absences, ce serait oublier l’essentiel : À la fin tu es las de ce monde ancien

Le souffle et l’esprit

Et Sangars, du reste, ne méconnaît pas les influx souterrains qui préservent la vitalité d’une littérature en apparence à bout de souffle. Car si la question de la gifle à d’Ormesson demeure accessoire, celle d’arranger la gueule de la littérature française est absolument brûlante. Puisque La Pléiade, patiemment érigée en rempart contre l’éphémère, se déboulonne bien toute seule, puisque les défenses de la citadelle sont enfoncées, il prône, avec des accents debordiens, un « grand saccage généralisé, c’est-à-dire l’impitoyable démystification de ce qui prétend nous abuser encore ». Il s’agirait alors de se situer non pas à l’avant-garde mais en pointe, au sens d’explorer certaines péninsules, de sans cesse frapper d’estoc, de sortir par le haut de cette pyramide en cuir havane et papier bible. Et ce livre, sous ces abords de pamphlet, est aussi un manifeste, au sens primitif, en ceci qu’il s’attache à révéler les interstices par lesquels l’esprit peut se déployer.

Il fait le constat, nullement inédit, d’un étiolement de la sphère artistique concomitant des désillusions charriées par une Europe affaissée, exsangue, un « continent entier (qui) venait d’entrer dans les limbes. »

Il fait le constat, nullement inédit, d’un étiolement de la sphère artistique concomitant des désillusions charriées par une Europe affaissée, exsangue, un « continent entier (qui) venait d’entrer dans les limbes. » Et c’est au cœur de ces limbes que se déploieraient les faisceaux d’une littérature dominée par « l’abstraction, la récapitalution, la hantise », qui ressasse les spectres et les blessures de l’ère qui nous précède, ce « réservoir d’intrigues infinies ». L’auteur en voit la marque et la qualité chez des écrivains aussi divers que Patrick Deville, Richard Millet, Antoine Volodine, Pierre Michon et, particulièrement, chez l’allemand W.G. Sebald. Littérature qui ici se « singularise par l’indisctinction des contraires, la confusion onirique et l’humour du désastre » ; là élève « un monument traumatique, une cathédrale où chaque gargouille est un remords, chaque statue un fantôme, où chaque chapelle est dédiée à un drame historique éternisée par sa redondance, et dont la géométrie n’est au service que d’un incessant et impossible rituel d’exorcisme » ; enfin engendre une « beauté qu’on peut tenir pour remarquable par ses aspects uniques de profusion, de détachement et de réverbération terrible ».

Sous des modalités d’apparences éloignées, chacun de ces écrivains cherchent en effet à dissiper le songe maladif, à subvertir l’immatérialité inerte, l’état gazeux du présent, sa gangue impalpable, pour retrouver l’empreinte de la chair et le souffle de l’esprit. Sangars suggère même « de poursuivre au-delà des lignes brisées », de faire retour à la source médiévale, cette « âme originelle de l’Europe ». Le romantisme n’avait pas fait autre chose qui inspira d’ailleurs, de Breton à Gracq, la meilleur part du surréalisme. Et d’évoquer le compositeur estonien Arvo Pärt dont la musique sépulcrale lui apparaît réaliser la synthèse de ces directions car elle fait « miroiter l’essentiel, semble osciller sans cesse entre l’écho du glas et quelque harmonique aurorale. »

Si cette veine métaphysique de la littérature ne fera pas nécessairement les plaisirs de nos jours, de sa fertilité dépendra le retour des pulsations primordiales

Comme dirait, à peu de choses près, Jean d’O : « C’est un parti-pris esthétique. Il se peut qu’il y en ait d’autres. Mais enfin c’est un parti-pris. » Si cette veine métaphysique de la littérature ne fera pas nécessairement les plaisirs de nos jours, de sa fertilité dépendra le retour des pulsations primordiales, seules à même de contrecarrer l’atonie ambiante.

Bal mystique au Val-de-Grâce

Pamphlet, manifeste, mais aussi autobiographie cironstanciée que ce livre mince et protéiforme et qui, sous le titre énigmatique de Pneuma, s’achève sur le récit de sa genèse. Épisode insensé : un soir qu’il avait quitté Pierre-Guillaume de Roux, son éditeur, et qu’il se trouvait chez des amis, Sangars s’effondra, pris d’un étrange malaise, premiers vertiges d’une pneumonie qui le conduira quelques jours plus tard en réanimation à l’hôpital du Val-de-Grâce. Le 13 décembre dernier, nuit des géménides, il était frappé écrit-il par « cette fièvre hagarde et confuse qui a saisi l’homme des limbes, l’homme sans rite actif et aux bornes éteintes, privé des chocs et contre-chocs fondamentaux, de dieux comme de glaise, et qui, fatalement, traité selon un tel régime, finit par perdre son souffle ».

De cette apesanteur de plusieurs jours, il tire une méditation aux allures de quête initiatique, dans laquelle, ce qu’il invoquait pour la littérature, il le fait sien. Dans cette immobilité contrainte, il s’applique à discerner ce qu’il considère être les correspondances et les signes de son existence, que des intervalles à la régularité exemplaire semblent relier. Il s’amuse de sa situation, sachant bien que ce n’est qu’au bord du précipice que certaines vérités peuvent enfin se comprendre : « En raison des précautions prises à mon endroit, mes visiteurs devaient revêtir des blouses et des masques diaphanes […] Ainsi mes amis semblaient-ils défiler devant moi camouflés en chrysalides, alors même que leur présence rythmaient ma méditation sur le tempo des métamorphoses. » Par l’esprit il fait retour à la chair, ce qu’est la trajectoire même de l’incarnation, et illustre en cela cette phrase d’une mystique italienne, que “l’être est le signe ininterrompu”.

Ayant lui-même recouvré le souffle, ne lui restait plus qu’à rédiger ces pages belles et graves, et pour tout dire symphoniques, c’est-à-dire à « reconnecter le pneuma au logos […] afin que notre vie, dans la scansion de ses propres cycles, dans ses syncopes ou ses boucles, arrachée tant au nœud des fatalités qu’aux trajectoires aveugles, rallie un crescendo de sens – poème coécrit, réalité augmentée, légende mineure. » Ainsi, au-delà des lignes brisées, exerce-t-il sa voix et l’on songe alors à ces deux propositions du philosophe Michel Henry, que “la vie estune vague qui se sent elle-même, que l’art est la résurrection de la vie éternelle”. On le voit, on est alors déjà loin de Jean d’Ormesson.

  • Suffirait-il d’aller gifler Jean d’Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française?, Romaric Sangars, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 110 pages, 15€, avril 2015.

Guillaume Pinaut