Marie-Darrieussecq-remporte-le-Prix-Medicis

La publication en mars 2016 d’une biographie de la peintre allemande Paula Modersohn-Becker, (Être ici est une splendeur, POL), amie de Rilke, et morte en couche à trente-et-un ans en 1907, et d’une nouvelle traduction du chef-d’œuvre féministe de Virginia Woolf Un lieu à soi (Denoël), est l’occasion de revenir sur un thème incessamment repris dans l’œuvre de Marie Darrieussecq : la place de la femme, et plus particulièrement la mère.

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Puisant dans la littérature kafkaïenne – il est difficile d’ignorer les liens entre LaMétamorphose de Kafka et Truismes – ou la littérature antique, comme Ovide (par ailleurs lui-même auteur de Métamorphoses) dont elle a traduit les Tristes et les Pontiques, Marie Darrieussecq a pris peu à peu une place prépondérante dans la vie littéraire française. Un jour, celle qui est aussi psychanalyste reçoit une invitation pour un colloque portant sur la maternité. Un tableau de 1907 montrant une maternité allongée, douce, alanguie, attire son attention. Elle s’intéresse alors à celle qui l’a peint : Paula Modersohn-Becker, peintre célébrissime en Allemagne mais inconnue en France.

La confusion des limites

Son premier roman Truismes fut autant un succès qu’un scandale international. Ce premier roman, traduit dans une quarantaine de langues, propulse la jeune Marie Darrieussecq au devant de la scène médiatique et la place au centre des attentions. Ce roman narre, comme le laisse sous-entendre le titre, la transformation d’une femme en truie. Bref, incisif, parfois violent, profondément cynique et d’une simplicité apparente, le style nous renvoie dans l’esprit de cette femme simplette, insensible aux modifications de plus en plus flagrantes de son apparence physique.

Se dessine déjà dans son premier roman, ponctué d’appels acerbes au droit à l’avortement et au respect du corps féminin, la singulière approche de la maternité qui se confirmera dans ses prochains ouvrages. Ainsi Tom est mort sera particulièrement médiatisé après les propos de Camille Laurens qui l’accusa de l’avoir « psychiquement plagié » Philippe (POL, 1995). Tom est mort est un roman à la première personne constitué des mots écrits par une mère dont le fils de quatre ans vient de décéder. Ce livre arrive dix ans après Truismes et quelques années après la parution du Bébé (POL, 2002) où elle pose très clairement la question : « Qu’est-ce-qu’un bébé ? […] Qu’est-ce qu’une mère ? ». Devant la fascination qu’exerce ce petit être envahissant, se forme un phénomène de symbiose, d’identification, de confusion des limites.

Dans Tom est mort, la mère est détruite, dévastée, obscure, instable, tranchant de façon éclatante avec la mère de la narratrice de Truismes. Celle-ci, quand elle se retrouve sans ressources, une fois totalement devenue truie, et son fiancé ayant été tué, trouve dans le foyer maternel une sorte de refuge.

Mais sa mère, qui la reconnaît malgré les extrêmes transformations de son corps, adopte une attitude mitigée. Ce personnage quasiment absent jusqu’aux dernières pages, qui à la télévision implorait de pouvoir revoir sa fille (mais en ces temps troublés, il valait mieux ne pas trop écouter la télévision, visiblement aux mains des pouvoirs politiques stipendiés), finit par trouver en elle une source de profits. La viande, en particulier le porc, se vendant cher au marché noir…

Sur les traces de Paula Becker

Dans sa biographie de Paula Modersohn-Becker, Marie Darrieussecq reprend la vie de cette peintre, artiste lumineuse, solaire, mais oppressée par la rigidité de son temps, trop moderne, et d’un avant-gardisme incompris

Dans sa biographie de Paula Modersohn-Becker, Marie Darrieussecq reprend la vie de cette peintre, artiste lumineuse, solaire, mais oppressée par la rigidité de son temps, trop moderne, et d’un avant-gardisme incompris. Fuyant le pathos et la mièvrerie comme elle le fait dans le reste de son œuvre, Darrieussecq reprend petit à petit les éléments majeurs de la vie de cette très jeune artiste amoureuse de Paris, mais aussi de la nature, qu’elle a beaucoup peinte. La littérature permet donc de poser la possibilité d’une peinture féminine, une représentation presque synergique entre maternité, féminité et art. D’autant plus que Paula est la première femme peintre à se peindre nue ! (Et aussi à se peindre enceinte…) Après des siècles de regards d’artistes masculins sur les nus féminins, elle essaie de peindre sa propre nudité, ce qui est alors une démarche d’une incroyable nouveauté.

Récit en instantanés de cette vie d’artiste trop en avance (elle est au-delà de l’impressionnisme, devance le tournant cubiste), Être ici est une splendeur croise différentes interrogations féministes au détour de cette psychologie aux facettes changeantes, insaisissables, et arrive à superposer les différentes strates de sa vie personnelle, sentimentale, familiale, professionnelle, à travers des extraits de correspondances (notamment de Rilke, l’ami de la peintre). L’œuvre de Paula, sorte de Frida Khalo allemande, est dense, quoiqu’elle mourût jeune, et immensément moderne. Femme artiste indépendante, elle a ouvert un cheminement artistique singulier, que la plume de Darrieussecq décrit avec volupté, où l’enfance et la maternité se complètent et s’interrogent, et où les procédés picturaux des représentations des personnages féminins sont joliment malmenés et réinventés.

La femme, que ces dernières décennies avaient rendue libérée, capable de tout, déconnectée de son unique rôle reproducteur, vainqueur indiscutable dans la lutte contre le système patriarcal, apparaît dans l’oeuvre de Marie Darrieussecq comme emprisonnée dans son corps, asservie à son rôle de mère, et perpétuel objet de domination. Il y a cette phrase, dans Naissance des fantômes (POL, 1998), qui surprend : « Mon corps s’est souvenu sans moi ». Le corps est étouffant, prend toute la place, se fait central, spectral. Que ce soit physiquement, socialement ou même artistiquement pour son dernier livre, tout est compression, mal-être, obsession. Marie Darrieussecq nous offre une critique mordante et satirique de la société et jette une lumière crue, cynique et sans fards sur la misogynie, le viol, la mort, la maternité – en somme, l’insoutenable bestialité de l’être humain.

  • Être ici est une splendeur, Vie de Paula M. Becker, Marie Darrieussecq, POL, mars 2016