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(©H. Bamberger)

Lire du Bayard est toujours un régal. Pierre Bayard c’est un style, un genre littéraire en soi – l’essai paradoxal –, sinon une marque de fabrique : d’où le bandeau publicitaire bleu marine qui, telle une tête d’affiche, arbore son nom en lettres capitales. Dernier volet d’une trilogie (Demain est écrit et Le plagiat par anticipation, respectivement publiés en 2005 et 2009), Le Titanic fera naufrage perturbe lui aussi la chronologie traditionnelle sur un ton espiègle pour nous ouvrir de nouvelles perspectives sur les genres et concepts littéraires.

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Cette fois-ci, au cœur de ses réflexions se place le récit d’anticipation, défini comme « genre littéraire dont le caractère propre est de nous faire contempler l’image agrandie du présent en la projetant dans le miroir grossissant de l’avenir ».[1] En vertu « de la capacité annonciatrice de la littérature » (16), Pierre Bayard plaide en faveur de la revalorisation de la fiction au sein à la fois de la polis (cité, en grec) et de la politique, entendue comme gouvernance, afin que les écrivains qui seraient doués de prescience ne soient plus condamnés à jouer les Cassandre.

Anticipation

Le titre s’inspire des ressemblances troublantes entre Le Naufrage du Titan du nouvelliste et romancier Morgan Robertson –œuvre publiée aux Etats-Unis en 1898 sous le titre de Futility or The Wreck of the Titan – et la tragédie du Titanic. La littérature d’anticipation renvoie généralement à la science-fiction, ou à des récits qui sont à même de représenter l’avenir de la science en capitalisant sur les avancées contemporaines ou en imaginant de nouvelles directions. L’on pense immédiatement à Jules Verne, qui fait l’objet d’un chapitre dans ce livre. Plus rare est l’utilisation du terme anticipation pour évoquer une forme de récit prophétique. Cela dit, pour Pierre Bayard, le choix du terme n’a pas été laissé au hasard : « je propose de retenir, pour qualifier l’ensemble des phénomènes qui seront étudiés ici, et de préférence aux termes de voyance ou de prophétie couramment utilisés, celui plus modeste d’anticipation, qui présente le mérite de mettre l’accent sur la discordance temporelle caractéristique de ces œuvres, sans préjuger que certains auteurs aient véritablement voulu mettre en garde leurs lecteurs contre les périls de l’avenir » (33).

Les exemples que l’essayiste relève au fil des pages ne constitueraient, pour ainsi dire, que la partie émergée de l’iceberg (si l’on me pardonne cette facétie), car la littérature serait un insondable réservoir d’ « anticipation dormantes » en « attente d’être un jour confirmées »

Les exemples que l’essayiste relève au fil des pages ne constitueraient, pour ainsi dire, que la partie émergée de l’iceberg (si l’on me pardonne cette facétie), car la littérature serait un insondable réservoir d’ « anticipation dormantes » en « attente d’être un jour confirmées » (42). Si tel est le cas, s’agirait-il de coïncidences ? Dans le deuxième volet intitulé « Hypothèses », l’auteur réfute cette piste qui tuerait dans l’œuf toute réflexion sur le phénomène d’anticipation. S’agirait-il d’un besoin de confirmation ? Notre esprit cherche t-il à faire trop facilement le lien entre des éléments disjoints ? Ou est-ce à dire que les écrivains ont une capacité d’éveil hors du commun ? Autant de pistes rationnelles que Bayard explore, au même titre que l’irrationnel, avec les phénomènes de précognition et d’univers parallèles.

Selon Claude Rommeru, « la littérature d’anticipation, dans ses formes les plus nobles, est la réplique symétrique du vieux mythe grec ; c’est très exactement un mythe inversé. L’œuvre d’anticipation et le mythe ont tous deux pour fonction d’expliquer le présent ; le mythe, au moyen d’un passé imaginaire ; l’œuvre d’anticipation, par un futur fictif. La littérature d’anticipation est la mythologie d’aujourd’hui ».[2] Laissant un soupçon d’ambiguïté planer en fin d’ouvrage, on ne sait plus trop si Le Titanic fera naufrage cherche à lever le voile sur la capacité des écrivains à concorder avec l’avenir ou si l’auteur cherche à produire une mythologie d’un présent en instance d’être éclairé par le futur qu’il contiendrait en germe.

  • Le Titanic fera naufrage, Pierre Bayard, Les Editions de Minuit, 2016, 176 pages, 16,50 euros

[1] C. Rommeru, Clés pour la littérature. Sa nature, ses modalité, son histoire, Paris : Editions du Temps, 1998, 79.

[2] C Rommeru, Ibid., 80.