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4ème long métrage de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu se souvient d’une rencontre. Marianne est peintre, elle enseigne le portrait, ses techniques, ses règles, à des jeunes filles qui la regardent. Elle s’est mise à la place du modèle. En face d’elle, au fond de l’atelier, un tableau. Sur le visage de Marianne, le trouble survient, ses élèves le saisissent, elles se tournent vers le tableau du fond, l’une d’elles demande : « Quel en est le titre ? ». La caméra s’approche, elle devance Marianne qui tarde à répondre, le tableau envahit le cadre : « Portrait de la jeune fille en feu ».

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Le souvenir s’introduit par un tableau et son titre. Le souvenir se fermera sur une vision en train de s’évanouir. Ces deux apparitions d’Héloïse scandent le début et la fin d’une trajectoire poétique. Pour le début, Héloïse en robe bleue, presque noire, la robe prenant feu dans une nuit agitée par le vent. Pour la fin, Héloïse en robe blanche, immobile, intacte, auréolée d’un faisceau de lumière mystique. Entre ces deux figurations, Marianne fait le choix de la « jeune fille en feu ». Dans la prophétie ironiquement révolutionnaire d’une année 1770 où le dauphin Louis XVI épouse Marie Antoinette, c’est comme si s’inventait une nouvelle Héloïse, l’Héloïse de la nuit amoureuse.

Marianne arrive parce qu’une mère lui a commandé le portrait de sa fille. Conduite sur une barque jusqu’aux falaises, elle pénètre dans leur maison à la faveur du crépuscule. La fille ne posera pas, elle ne veut pas poser, elle ne veut pas se marier. Marianne devra peindre Héloïse en secret, en dissimulant ses regards.

Face à une peintre qui joue la dame de compagnie, le modèle malgré lui ne se laisse pas facilement regarder. Il y a une résistance initiale à Marianne, une résistance au regard de la caméra. Héloïse marche à toute allure devant nous, elle ne se retourne pas, sa chevelure est cachée sous sa capuche, d’elle on ne voit qu’une silhouette de chaperon noir. La capuche finit par tomber mais le visage ne se tourne pas de suite, et quand il daigne se montrer, on le voit se cantonner aux angles obtus et aux profils, et même là, le profil de Marianne fait écran, se superposant à celui d’Héloïse. Lors de la sortie suivante, les deux femmes sont chacune isolée dans un renvoi oblique du champ au contre-champ. Il faut attendre la troisième promenade pour les voir toutes les deux se parler réunies dans un seul et même plan. Ce mouvement de rapprochement s’accompagne au cours de la première partie du film d’une progressive acceptation de la frontalité. À mesure que se réduit la distance, Héloïse offre plus volontiers son visage au regard de Marianne. Jusqu’à la frontalité assumée, jusqu’à ce qu’Héloïse accepte de poser.

S’entendre à soutenir le regard de l’autre, conformément aux conventions picturales propres à une époque – où le hiératisme néoclassique tend à s’imposer – , c’est s’entendre à composer avec les normes dans lesquelles les corps des femmes et des hommes sont pris. Héloïse consent à se laisser prendre, un triple consentement dont chacun des fils est indissociable des autres : le portrait, le mariage, l’histoire amoureuse avec Marianne. Trop longtemps confinées aux craquements de feux de cheminée laissés hors-champ, les flammes s’emparent d’une plage en plein cadre lors d’un feu de la Saint-Jean exclusivement féminin. Accepter les règles du jeu social pour mieux laisser surgir le feu.

Excès de maîtrise

On pourrait regretter la trop grande lisibilité du film. On pourrait trouver que le feu craque trop fort dans les cheminées, que les pas éloignant ou rapprochant les personnages se détachent trop distinctement sur le bois des parquets, que le concert des vagues est trop sonore. On pourrait dire que les robes ont l’air trop lourdes, que certains regards semblent peser des tonnes, que certaines répliques croulent sous le poids de leur implicite. On pourrait s’agacer du recours presque systématique aux symboles : le feu pour la colère intérieure, le feu pour les sentiments retenus, pour la passion naissante, le bébé attendrissant pour saboter l’équation réactionnaire avortement = mort, la barque et l’obscurité pour l’arrivée d’Orphée aux Enfers, la disparition du spectre d’Héloïse en mariée pour une Eurydice qui se soustrait au regard de son aimée… la laissant ainsi vivre sa vie de peintre-poète. Il y aurait aussi à questionner le renversement peut-être trop schématique d’un premier temps du refus, de la retenue, et de l’endiguement, au temps du jaillissement amoureux, où les corps sont désormais proches, très proches, tout à fait dévoilés, mis à nu, partageant non plus seulement des livres et des mots, mais une couche, des caresses, des fluides salivaires et des psychotropes en forme d’onguents.

Si l’on comprend que le dépouillement des décors n’est qu’apparent, que dans la sobriété d’une cuisine, d’un escalier, ou d’un salon de réception transformé en atelier, les larges intervalles – d’un meuble à un autre, d’un personnage à un objet, d’un personnage à un autre personnage –fourmillent d’une attente toute chaude. Si l’on comprend que le temps suspendu des segments qui se montrent comme vides charrie en réalité des émotions et des sentiments inassignables, alors, nous aussi à notre tour, nous consentons. Nous consentons à ce que le feu vienne se substituer aux fleurs.

C’est peut-être parce que ce fourmillement, cette hantise amoureuse, se vivent comme proprement imprécis que le film se déploie dans une mise en scène excessivement claire. La meilleure façon d’éprouver le flux amoureux serait ainsi, face à lui, de faire preuve d’un excès de maîtrise.

  • Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, avec Noémie Merlant, Adèle Haenel, Luàna Bajrami