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Un être humain est-il davantage que la somme des données qu’il émet ? L’influence croissante des grandes entreprises du numérique leur permettra-t-elle, à terme, de supplanter le pouvoir des Etats ? Si la science permettait demain d’accéder à l’immortalité, quelle société nouvelle se créerait ? Voilà quelques-unes des questions que Marc Dugain pose dans son dernier roman, Transparence. A travers la fiction, il tente d’explorer la manière dont les nouvelles technologies bouleversent les conceptions traditionnelles de l’identité, et nous confrontent à de nouveaux vertiges métaphysiques.

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Le récit est raconté du point de vue de son héroïne, Cassandre. Celle-ci est à la tête de Transparence, une start-up influente spécialisée dans la collecte et le traitement des données personnelles émises par les individus. En 2060, imagine l’auteur, chaque personne est équipée d’une puce implantée sous la peau qui retransmet à chaque instant une foule d’informations la concernant. Cependant, le monde de Transparence est différent de celui qu’imagine Orwell dans 1984 ; la collecte des données n’est pas rendue obligatoire, mais librement consentie par les individus en échange d’un revenu universel. Ce que les totalitarismes du 20e siècle ont tenté d’imposer par la terreur, le capitalisme numérique l’obtiendra en douceur. Il s’agit ici d’un renoncement collectif à la vie privée, sacrifiée sur l’autel du confort personnel.

En parallèle, Cassandre et son équipe développent dans le plus grand secret le programme Endless. Leur but est de reproduire parfaitement la conscience d’un individu grâce aux données qu’il émet, afin de pouvoir la transplanter dans un corps artificiel et autosuffisant. L’espèce humaine pourrait ainsi, enfin, vaincre la mort.

La concrétisation de ce projet vient bouleverser les fondements mêmes de la civilisation. Ce qui n’était promis auparavant que par les religions devient une réalité concrète et appréhendable. Ainsi, les hommes capables de maîtriser cette technologie prennent, de fait, le rôle de dieux rendant la justice. En sélectionnant les candidats méritant l’éternité selon eux, ils sont en mesure d’imposer au monde entier leur vision du bien et du mal.

Une ambitieuse fable d’anticipation

C’est sur ces prémices que Marc Dugain fonde son ambitieuse fable d’anticipation. Le monde qu’il décrit est dangereusement proche du nôtre ; au fil de son récit, il évoque la plupart des grandes obsessions contemporaines : l’avènement des GAFA bien sûr, la manière dont les relations humaines sont transformées par le virtuel, mais aussi, avec moins d’insistance, le réchauffement climatique, la montée des fanatismes religieux, et ainsi de suite. Sans compter qu’effectivement, Google a lancé un programme visant à atteindre l’immortalité.

Les interrogations soulevées sont passionnantes, l’intrigue surprenante, et l’auteur a manifestement fait un travail de recherche conséquent, mais le roman peine à convaincre tout à fait.

Les interrogations soulevées sont passionnantes, l’intrigue surprenante, et l’auteur a manifestement fait un travail de recherche conséquent. Cependant, le roman peine à convaincre tout à fait. L’articulation entre la narration et le discours théorique manque de fluidité. Les personnages semblent être des archétypes bâtis sur mesure pour servir le propos, et paraissent à ce titre un peu désincarnés.  Le récit s’interrompt à de nombreuses reprises pour laisser place à de longs paragraphes explicatifs, ou à des dialogues purement didactiques et plutôt fastidieux.

Surtout, Transparence ne parvient pas à capter pleinement la complexité et l’ambiguïté du rôle des nouvelles technologies dans nos vies. L’idée selon laquelle les masses tomberaient totalement sous le contrôle du capitalisme numérique « les conduisant à produire et à consommer dans une torpeur quasiment minérale » est pour le moins discutable. Selon la narratrice (qui semble refléter, au moins dans une certaine mesure, la thèse de l’auteur), les technologies changent la jeunesse, à l’exception d’une élite, en « lémuriens de la connexion, happés par leur téléphone ». Elles nous rendraient tout puissants, mais nous priveraient dans le même temps de notre humanité, en détruisant la part de sacré en nous. Cette posture de pessimisme réaliste a sa part de vérité et reste nuancée. Elle paraît cependant un peu limitée. Les réseaux sociaux se sont au contraire révélés être, dans les dernières années, le théâtre de luttes politiques d’une ampleur et d’une violence considérables. Personne ne sait vraiment comment les contrôler efficacement, y compris les entreprises qui les ont créés et qui les gèrent – on peut aussi penser au rôle que Facebook a pris dans les printemps arabes, ou plus récemment, la vague féministe MeToo, qui a débuté sur Twitter. On est loin d’une débilisation univoque de masses soumises aux écrans, perdant progressivement tout libre arbitre.

Dans la crise sanitaire que nous vivons actuellement, ces réseaux sociaux jouent à nouveau un rôle clé et ambivalent : vecteurs d’angoisse, de théorie du complot, de rumeurs souvent infondées et parfois dangereuses, mais aussi outils formidables d’information et de solidarité qui permettent aux gens de rester en contact avec le monde extérieur alors qu’ils ne peuvent plus sortir de chez eux. L’inverse de ce que l’auteur décrivait, donc – et le roman est sorti en avril 2019.

Transparence semble en fait dépassé par l’énormité de son sujet, et les pistes explorées trop définitives et manichéennes. C’est ici qu’est le vrai décalage avec la réalité d’aujourd’hui, secouée par des élans contradictoires. Les bouleversements actuels dans les paradigmes politiques, moraux, et sociétaux peuvent-ils vraiment déboucher sur un monde aussi monolithique que celui imaginé ici ? Paradoxe pour un roman d’anticipation, le texte de Marc Dugain paraît déjà un peu daté.

  • Transparence, Marc Dugain, Gallimard, avril 2019.

Hélène Pierson