

L’art du “mood”
Pour ce qui est des romans, il serait fastidieux et vain, sans doute, d’essayer de voir comment l’écriture de Boris Vian est « jazzifiée », ce serait calquer et faire rentrer au forceps son écriture dans des principes musicaux dont il sait jouer pour mieux les contourner – comme dans tout bon style ! Mais la présence du jazz rayonne dans ses premiers romans, notamment le tout premier, Vercoquin et le Plancton, où les « zazous » recherchent avant tout la licence et l’euphorie des surprise-parties au son du pick-up ; et surtout l’Ecume des jours, hymne tragique à l’amour gangrené par la maladie. Et si Boris Vian « n’entendait, ne s’exprimait qu’en jazz », c’est surtout que le jazz donne forme à l’écriture car il donne forme à l’existence : tout y est pensé en termes de jazz, qu’il soit « hot », rempli de swing, tressautant et fou, ou encore languissant et traînant comme un « sultry tune », un vieux blues qui remplit de vague-à-l’âme. C’est une question de coloration et de trouver le morceau juste, celui qui correspondra parfaitement au « mood » de l’instant. Dans l’Ecume des jours, lorsque Colin et Chloé se rencontrent – évidemment dans une surprise-party ! – ce ne sont pas tant les yeux bleus et le sourire de Chloé qui retiennent Colin que son prénom si « jazz » : « Etes-vous arrangée par Duke Ellington ? » (p.71) lui demande maladroitement Colin avant de s’enfuir, déjà bête comme un amoureux. Lorsque les amis de Colin leur passent effectivement le lumineux et mélancolique titre Chloé de Duke Ellington, le jeune homme murmure à l’oreille de Chloé : « C’est exactement vous » (p.77). Présage de leur bonheur si tôt enfui ? Le blues semble bien convenir à cette romance entravée, et il encapsule tout ce qui est Chloé, tout ce qu’elle représente pour Colin. Plus tard, au plus fort du désespoir et de la maladie de Chloé, et alors qu’il écoute le Blues of the Vagabond, un drôle d’échange chimique se produit en Colin : « la musique passait à travers lui et ressortait filtrée, et l’air qui ressortait de lui ressemblait beaucoup plus à Chloé qu’au Blues du Vagabond. » Lorsque l’air se termine, « Colin, heureux jusqu’au fond de l’âme, restait assis là, et c’était comme quand Chloé n’était pas malade » (p.244). Chloé est la musique intime de Colin, tout au fond de lui, et elle est aussi comme un sujet de blues à elle toute seule : l’amour heureux perdu par la faute du sort, le souvenir des anciens temps et la lamentation puissante du présent sans issue, hanté par les « blue devils » – les idées noires. Sous-titr é Blues of the Swamp ou « blues du marécage », le morceau de Duke Ellington habité par les bayous du Mississippi semble aussi annoncer – ou appeler ? – le nénuphar fatal dans les poumons de Chloé.
Chloé est la musique intime de Colin, tout au fond de lui, et elle est aussi comme un sujet de blues à elle toute seule : l’amour heureux perdu par la faute du sort, le souvenir des anciens temps et la lamentation puissante du présent sans issue, hanté par les « blue devils » – les idées noires.
“Nous nous aimions, le temps d’une chanson”…
Dans l’univers fantastique de Vian, où les émotions façonnent le réel à leur gré pour épouser les mouvements de l’inconscient et ses fantasmes, le jazz en vient même à transformer l’environnement : non content d’avoir opéré le miracle du coup de foudre, lorsque Colin et Chloé écoutent The mood to be wooed de Johnny Hodges, le jazz se transforme en matière mouvante (p.175-176) :
« Il y avait quelque chose d’éthéré dans le jeu de Johnny Hodges, quelque chose d’inexplicable et de parfaitement sensuel. La sensualité à l’état pur, dégagée du corps. Les coins de la chambre se modifiaient et s’arrondissaient sous l’effet de la musique. Colin et Chloé reposaient maintenant au centre d’une sphère.
« Qu’est-ce que c’était ? demanda Chloé.
– C’était The Mood to be Wooed, dit Colin.
– C’est ce que je sentais, dit Chloé. »

Goûter le jazz
Gourmand est aussi le fameux pianocktail, un piano qui transforme chaque note jouée en un alcool ou un aromate pour composer des cocktails originaux, comme des précipités de jazz. Dans cet objet se concentre le fantasme absolu : opérer une synesthésie totale et pouvoir transformer la musique, immatérielle et mystérieuse dans son pouvoir, en quelque chose que l’on puisse goûter – et l’on pourra alors s’exclamer, comme Colin à Chloé, « c’est exactement ça ». Lorsque Colin fait essayer son pianocktail à « l’antiquitaire », celui-ci s’exclame ainsi en buvant le cocktail réalisé : « C’est exactement le goût du blues » (p.245). Vieux rêve de mélomane pour qui toujours la musique est ce fantôme fuyant et sans consistance, le pianocktail trace des correspondances baudelairiennes entre les sons et les sens : « pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu »… (p.32). Comme dans un bon plat, il ne faut pas de fausses notes. Le cocktail respecte l’harmonie du morceau, et aussi son rythme, ce qui entraîne même quelques problèmes : « il n’y a qu’une chose gênante, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsqu’on joue des morceaux trop hot, il tombe des morceaux d’omelette dans le cocktail et c’est dur à avaler », s’excuse Colin (p.33).
Avec cet objet bizarroïde et farfelu comme tout l’univers onirique de ses romans, Boris Vian semble nous livrer son rapport le plus intime au jazz : une manière d’être sensible à la musique par tout son corps. L’écriture se fait alors miroir de cette synesthésie, en mélangeant les sens et leurs attributs dans une projection totale de la sensibilité sur le monde. A l’image de la chambre des amoureux qui s’arrondit, les mots deviennent « une sensualité à l’état pur ».
Références:
- L’écume des jours, Paris, Gallimard, 1947 ; Paris, Fayard, 1996, coll. Livre de Poche pour l’édition citée
- Vercoquin et le Plancton, Paris, Gallimard, 1946
- Chroniques de jazz, Paris, Editions Pauvert, 1986, texte établi et présenté par Lucien Malson