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Après vous avoir emmené visiter les sanctuaires de Pierre Loti, Marcel Jouhandeau ou Vladimir Maïakovski, notre rubrique « Peut-on encore lire ? » vous emporte cette fois sur les traces de l’écrivain Lucien Rebatet. Principalement connu pour ses inexcusables positions collaborationnistes durant l’Occupation, Rebatet n’en est pas moins l’auteur d’un des plus magistraux romans de l’immédiat après-guerre : Les Deux Étendards, pavé de plus de mille pages écrit dans sa prison de Clairvaux. L’un de nos chroniqueurs partage ici son enthousiasme pour ce chef-d’œuvre méconnu et maudit de la littérature moderne.

« Beaucoup plus troublante et compromettante pour l’humanisme serait la coexistence d’une barbarie explicite et la création d’une œuvre d’art classique, imaginative et ordonnée. Il existe un cas de cette espèce en la personne de Lucien Rebatet. »
George Steiner

« Aussi intelligent que La Montagne magique, aussi romanesque que Lucien Leuwen, aussi passionné que Les Possédés, Les Deux Étendards, avec ses fougues et ses nonchalances, la déraison de ses mythes et la sagesse de sa bohème, sa fureur et sa grâce, ses caprices, ses détours et ses haines, – Les Deux Étendards ne cesseront jamais de plaider la cause de Lucien Rebatet. »
Pol Vandromme

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L’oreille attirée par le bruit du scandale, je m’étais procuré, lors de sa réédition chez Robert Laffont en 2015, les tristement célèbres Décombres du recordman toutes catégories de la collaboration littéraire hexagonale : Lucien Rebatet. Après deux cents pages d’une lecture pénible, l’ouvrage m’était tombé des mains. Accommodant des considérations géopolitiques indigestes à un catalogue de haines recuites, ce pamphlet n’avait pour lui que quelques portraits croustillants (Malraux, Mauriac, Maurras) et plutôt bien servis, que j’estimais cependant loin, très loin, derrière les plâtrées d’un Juvénal, d’un Léon Daudet ou – pour comparer ce qui est comparable – d’un Céline… Ce livre, écrit par un gagnant, et un gagnant sans gloire ni honneur, m’avait profondément rebuté et j’approuvais alors pleinement Pol Vandromme, qui concluait après lecture : « En écrivant les Décombres, Rebatet n’eut pas la moindre ambition littéraire ». Les idées fixes du propagandiste me déplurent, de nombreux chapitres m’ennuyèrent foncièrement ou me soulevèrent le cœur et je ne vis finalement dans ce volume qu’un gros crachat de six cent soixante-quatre pages, produit d’un cacographe maniaque, nabot, impulsif et malsain, pour paraphraser un critique clairvoyant de l’époque.

Une lecture parcellaire de sa monumentale Histoire de la musique, plusieurs mois plus tard, me livra en revanche une belle érudition (particulièrement sur Wagner et les post-wagnériens), quelques fois bornée (si injuste pour Mendelssohn ou Rachmaninov !) et au premier abord surprenante d’avant-gardisme. M’en tenant alors à ces quelques aperçus, je considérais définitivement Lucien Rebatet comme un plumitif fasciste et outrancier, baroque et fatigant, passionné de musique allemande et de cinéma russe mais notoirement incompétent dans le domaine des belles-lettres. Après des tombereaux de recommandations et la digestion des mille trois cent six pages des Deux Étendards, je dois reconnaître que je m’étais gravement trompé. Ce récit de (dé)conversion, d’apprentissage, d’amour fou, cette vaste fresque sur l’amitié et la trahison, cette œuvre réaliste et mystique, naïve et érudite, ce roman vivant en somme, ce roman qui grouille, est, par son ambition, sa tenue et sa taille, un chef-d’œuvre duquel émerge un monde entier : c’est la rencontre de Saint-Ignace et de Zarathoustra, des jésuites et des zazous, de Wagner et du Charleston, des grands dialogues dostoïevskiens et des circonvolutions proustiennes, des nouveaux classiques NRF et de la langue verte de Céline. Séduits par sa démesure et son unité organique, certains n’ont pas hésité à parler d’opéra-littéraire à son sujet ; prenons-les au pied de la note.

Séduits par sa démesure et son unité organique, certains n’ont pas hésité à parler d’opéra-littéraire à propos des Deux Étendards ; prenons-les au pied de la note.

L’œil éteint et tombant, le sourire trépide dans son complet gris clair flanqué d’un nœud papillon en déroute, l’encombrant Lucien Rebatet, un peu penaud, prend place derrière son pupitre. Ils sont venus nombreux écouter son dernier opéra romantique en trois actes achevé dans sa cellule de Clairvaux dont on a tant vanté les airs mélancoliques et les mélodies intrépides. Le compositeur rentre, visiblement épuisé, d’une longue tournée outre-Rhin qui l’a emporté du triomphe de Nuremberg au fiasco de Sigmaringen. Dans la salle comble, du côté des balcons, on chuchote qu’il sera fusillé sans tarder. Le silence et les retardataires s’installent peu à peu. Sans un regard pour l’assistance, menotté, le chef d’orchestre lève laborieusement sa baguette et la première mesure des Deux Étendards retentit.

Ouverture

L’orchestre brode agréablement en ouverture sur des airs d’opérette vivace et l’on retrouve toute la province dans ces trilles et ces appoggiatures. Cette musique imitative roule le mi bémol du Rhône dans une peinture paysagère et sonore. Peu à peu la mélodie se fait sévère et le prélude se conclut sur une marche militaire.

Le rideau se lève sur des scènes de la vie en Sorbonne portées par un livret sarcastique et virevoltant. De nombreux apartés au public viennent apporter, par touche, un portrait psychologique du héros Michel et de son doppelganger Guillaume. Ils forment un duo très 1900 de petits foutriquets bohèmes et avant-gardistes, passionnés par Marcel Proust, Montparnasse et Parsifal. Cet opéra bouffon jongle avec légèreté de l’amphithéâtre Richelieu aux cabarets montmartrois avant de devenir plus grave avec l’arrivée impérieuse de Régis, portée par un torrent de chants grégoriens. Malgré le sublime de la situation, le livret se permet quelques incursions grotesques durant lesquelles Trissotins de bénitier et soutaniers en goguette dansent la farandole sur le chemin de la Croix-des-Ânes. Ces dévots amusent le public : c’est Pinder sous les clochers, un vrai Barnum des béatitudes !

Ces escarmouches fraternelles entre Maître Eckart et les Maîtres Chanteurs sont suivies d’une résolution régulière à l’unisson, en apothéose apostolique.

Le deuxième acte s’ouvre sur un prélude envoûtant à la harpe, une caresse de quelques notes. Des halos harmoniques, une sorte de liturgie cristalline et scintillante s’échappe de la fosse. La main souple et précise du maestro guide un orchestre en apesanteur et le spectateur distingue imperceptiblement sur la scène, à travers les brumes, la colline inspirée de Brouilly. S’ensuit l’apparition précipitée d’Anne-Marie rue Créqui, ravissante cavatine et concert de chuchotements mezzo-sopranos, sur thème sublime de grands violons. Le remarquable duo allegretto pour basson papiste et clarinette déréglée prend la suite naturellement. Ces escarmouches fraternelles entre Maître Eckart et les Maîtres Chanteurs sont suivies d’une résolution régulière à l’unisson, en apothéose apostolique. Après mille cachoteries de transepts et cent paroles frémissantes à la lueur des cierges, Michel, médusé face à Anne-Marie comme devant une Madone, tombe amoureux de ce beau mirage déguisé de dix-huit ans. Le triangle sentimental prend alors toute sa dimension dans un tendre terzetto, qui laisse la belle-part aux échappées mélodiques, souvent avortées, de Michel Croz.

Premier entracte : Grenadine, chasteté et gâteaux secs

La reprise du deuxième acte marque l’irruption malheureuse de la providence dans un renversement harmonique qui fait la part belle aux marches funèbres de baptistère et aux contritions grandioses. Rien ne saurait altérer les malheurs de Michel. Ses lamentations romantiques se coulent dans un aria saturé d’arpèges mineurs sur fond de vaudeville alourdi et navré, qui alterne avec des tempêtes tumultueuses de cors, tambours et trompettes dressés sous l’étendard de notre apostat, qui braille que le chaos est la loi du monde. L’amitié, elle aussi, se déchire, et deux blocs musicaux massifs et asymétriques, charriant chacun d’épaisses nappes de tristesses, s’affrontent. Ce moment, l’un des plus émouvants du drame, est suivi d’une lente reprise crescendo. Dernier retournement de l’acte : le ménestrel-répétiteur est percé à jour. Rupture soudaine de rythme, ralentissement, demi-soupir.

Second entracte : Pleurs et grincements de dents

Le spectateur chagrin est ébouriffé en fanfare dès le début de ce troisième acte ! Dans un décor bucolique, le duetto de deux âmes pures se mue en allegro remuant ; une vraie sarabande anatomique ! C’est le rappel des oiseaux, le grand élan tant attendu, les noces secrètes des solitaires, la victoire définitive de la verge et de la vie. Heureux les amours mûrs et les draps maculés ! Un glissando fulgurant emporte le spectateur en Italie. Dans la ville éternelle, le bonheur auréole ces fronts de vingt ans et des motifs musicaux allègres reflètent leur remue-ménage romantique. Cet andante sentimental sert de transition. Après une série de modulations, l’orchestre plaque un accord terrible qui, peu à peu, se désagrège. Dans un dernier sursaut, la course continue vers l’est, c’est la fuite dans les Balkans. Un chœur slave chante la débauche et la foi dans un ballet russe effréné. Dans ce court interlude oriental un rythme de houle fait planer la mélodie et un enchaînement d’accords vagues, s’altérant continuellement, introduit une dissonance qui s’accroît de mesure en mesure avant que la mélopée des amours mutilées ne s’affirme inexorablement. Les écarts de notes se creusent, de plus en plus âpres à l’oreille et cette disharmonie maladive emporte tout, le temps d’un retour en bateau.

Final

Des trombones solennels et funèbres s’attroupent autour d’un vague cousin défunt et du souvenir de l’infante. Régis et Michel se retrouvent pour l’ivresse triste d’une dernière ronde, dans un delirium tremens tout enroulé de nuit. Leurs voix et les lumières de la scène s’éteignent peu à peu jusqu’à ce que, dans la pénombre, l’image finale des deux personnages face à face s’insère dans les mémoires et dans le silence… Sept heures de grand spectacle viennent de défiler au pas de charge. Pas un mot dans l’assemblée. Rebatet repose paisiblement sa baguette. L’exploit est énorme. Son costume est impeccable. La salle est en sueur.

Les Deux Étendards est un ouvrage qui sait jouer avec justesse des registres, des rythmes et des tonalités

Six décennies après sa première représentation, quelques rares spectateurs contemporains sont encore charmés par cette lente succession d’accords sombres, profonds et faussement calmes, traversés sous leur surface de courants contraires, truffés de triplement de timbre et étirés jusqu’à engendrer le grand délire modulatoire, l’enchantement harmonique du dérèglement des sens. Paru en 1952, soit un an à peine avant les dodécaphonistes inaudibles et prétentieux des Gommes ou de Martereau, que Nimier qualifia avec justesse de « bouillie de trois cents pages », Les Deux Étendards est un ouvrage qui sait jouer avec justesse des registres, des rythmes et des tonalités. C’est le chromatisme absolu de ce roman, qui court sur des centaines de pages de notes pivots en fausses résolutions, de répétitions feintes en variations d’humeurs, qui joue sur toutes les gammes du langage, sur toutes les teintes de sentiments, qui en fait cette œuvre totale, cet océan de sacralisation et de sacrilège, de désespoir et d’humanité. Lucien Rebatet faisait, faut-il croire, assez confiance à la souplesse des conventions romanesques et à l’intelligence naturelle de la langue française pour ne pas ressentir l’intime besoin des grands chambardements formels. Nous l’en remercions. Romancier de l’hémorragie des âmes, empreint de cette gravité adolescente que l’on met alors dans l’adoration des chaires, il signe avec Les Deux Étendards une œuvre de premier ordre. Je resterai longtemps habité par les attentes incertaines de la Guillotière, les merveilleux paragraphes sur le Götterdämmerung, la scène de traque effrénée d’un croupion de bachelière dans un taudis de la Croix-Rousse, la truculence de certains personnages secondaires comme Sophie, Chastagnac, Marie-Josephe ou le bistrotier corse, les palabres théologiques des deux compères, l’acidité de la satire lyonnaise, les vagissements fiévreux de la Mitanchet, ceux des trompettes de la Revue-Négre et tant d’autres pages de ce roman fou comme les années qu’il dépeint… Mais, bringuebalant entre le Paris survolté de Tristan Tzara et le Lyon croupissant de François Varillon, c’est surtout le personnage de Michel Croz qui marque les esprits. Ce petit maître de mécréance rayonnant de nihilisme, de nietzschéisme bouilli, d’amor fati préfabriqué, permet paradoxalement à ce grand roman anti-chrétien d’être l’un des plus grands livres religieux du siècle passé. D’ailleurs, d’aucuns regretteront peut-être les longues arguties scolastiques des deux héros, ces fameux « tunnels apologétiques » qui fatiguaient tant Antoine Blondin.

Je recommande cependant ce livre à tous les passionnés sincères de littérature assez enthousiastes pour venir à bout de cette somme et j’encourage vivement les rédacteurs de revues culturelles à en parler, encore et toujours, pour faire (re)connaître cet incroyable roman qu’Étiemble, Camus et Jean Paulhan ont défendu en leur temps et qui mérite la place qui lui revient dans l’histoire littéraire du xxe siècle. Montherlant disait qu’un grand écrivain sert sa patrie par son œuvre bien plus que par l’action à laquelle il se mêle, prenons-en acte et, comme le préconise Gilles de Beaupte, fondateur des Études rebatiennes : « N’enterrons pas Les Deux Étendards sous Les Décombres ». Alors, à quand une édition de poche ? En Folio classique !

Post-scriptum : Cet article ayant été rédigé en avril 2017, je me permets de signaler à nos lecteur l’existence du roman d’apprentissage Les Épis mûrs, découvert depuis, et de leur recommander également ce texte qui, quoique d’une ampleur bien moindre, est une petite réussite dans son genre. Cette biographie fictive d’un jeune compositeur des années 1900-1910, ponctuée de débats sans fins sur l’harmonie et l’art du contre-point, donne en effet lieu à un récit coloré, tendre et vivant et à des séries de portraits dignes de Jean Cau ou de Maurice Sachs.

Bibliographie

  • Les deux Étendards, Gallimard, coll. « Blanche », 1952.
  • Lettres de prisons (1945-1952), Le Dilettante, 1993.
  • Les Épis mûrs, Le Dilettante, 2011.