« Dans toutes les langues virgule, jouer avec les mots est un passe-temps fort agréable virgule, à la portée de tout le monde point. » Cet extrait de Parlement, performé avec brio par l’éblouissante Emmanuelle Lafon, transmet à une audience charmée la devise de l’Encyclopédie de la parole : « Nous sommes tous des experts de la parole ». Ce projet un peu fou, initié en 2007 par Joris Lacoste, cherche à explorer les différentes formes d’oralité en collectant des centaines d’enregistrements de paroles de tous types, ensuite classés et répertoriés sur un site internet dédié. Parlement est la première pièce née de ce travail titanesque. Jouée pour la première fois au Théâtre de la Bastille en 2010, on l’y retrouve aujourd’hui dans le cadre du Festival d’Automne, qui met à l’honneur l’Encyclopédie de la parole et ses diverses créations.

Au cœur du contemporain

Parlement n’est pas à une pièce à histoire, ou à personnages. Non que ceux-ci lui fassent défaut : bien au contraire, ils l’envahissent à l’excès. Une profusion de voix, de scènes du quotidien, s’enchaînent à un rythme endiablé, toutes prenant vie par le corps et la voix d’Emmanuelle Lafon, seule en scène au centre d’un carré de lumière, face à un micro et un simple pupitre. Ces morceaux de paroles incarnées se succèdent parfois avec l’élégance d’une transition habile et surprenante, parfois brutalement et sans autre forme de procès, parfois encore se poursuivent malgré eux, selon un montage qui n’est pas sans rappeler celui d’un DJ ou d’une émission de zapping. Dictée, vente aux enchères, discours politique, jeu télé, cours magistral, annonce TGV, message vocal, sermon, ASMR… Des dizaines de formes « triviales » de discours sont ainsi faites art par le regard d’un metteur en scène et d’un public. L’irruption sur les planches d’un bulletin météo, d’une vente à la criée ou encore d’une émission de radio poursuit, plus d’un siècle plus tard, l’irrévérence de Marcel Duchamp faisant entrer un urinoir dans les musées. Il me semble toutefois qu’il ne s’agit pas là d’une désacralisation du théâtre, mais plutôt d’une sacralisation de la parole : si le regard fait l’art, c’est également l’art qui fait le regard, nous incitant à voir – ou plutôt à écouter – le monde autrement. Vous n’entendrez plus jamais une publicité de la même manière.

Jeu de plateau

Loin du discours théorique ou moralisateur, Parlement est un vaste espace de jeu – en témoignent les rires qui parcourent immanquablement le public. Et ceux-ci ne sont pas dus qu’aux fameux « jeux de mots ». Si depuis son siège on n’est pas prisE par la main et emportéE dans une histoire, c’est aussi parce que la pièce nous invite à une expérience nouvelle, active : celle de jouer aux devinettes. Car tandis que l’actrice incarne des scènes variées, c’est à nous qu’incombe la tâche de comprendre de quoi il retourne. Dans les quelques secondes nécessaires pour donner sens à ce que l’on entend, c’est tout un processus mental qui se joue : celui de pister les détails permettant d’étiqueter le discours. Ce faisant, nous travaillons à mettre au jour les codes qui régissent chaque type de parole. Il nous faut être à l’écoute du moindre indice. Quelle intonation ? Quels effets de micro ? Quel vocabulaire ? Quels tics de langage, pauses, bruits de bouche, rythmes sont employés ? La dichotomie forme/sens s’effondre sous nos éclats de rire, témoins de la joie de révéler l’invisible.

Le jeu, c’est aussi bien sûr celui d’Emmanuelle Lafon, jeu d’actrice époustouflante, mais aussi jeu d’enfant qui imite ce qu’elle entend. Car pour ce texte rien n’a été écrit, tout n’est que savante compilation d’extraits d’enregistrements.

Le jeu, c’est aussi bien sûr celui d’Emmanuelle Lafon, jeu d’actrice époustouflante, mais aussi jeu d’enfant qui imite ce qu’elle entend. Car pour ce texte rien n’a été écrit, tout n’est que savante compilation d’extraits d’enregistrements. C’est donc en virtuose que sa voix, sa posture, ses gestes, ses intonations… se transforment du tout au tout, sans cesse et sans mise en situation, une heure durant. Une admirable performance de « on dirait que j’étais… ».

Dans Parlement, le jeu est enfin musique. Musique de la voix qui se fait parfois chantée, parfois chantante (nuance qui prend ici tout son sens) ; musique des syllabes qui, par trop répétées, perdent tout leur sens et ne sont plus que son ; musique des langues, dialectes et accents qui se mélangent sans nuire à la compréhension. Comme la musique, la parole de Parlement est langage pur, sans signifiant. Alors, comme la musique, elle se présente derrière un pupitre.

Une entreprise démocratique

En sortant de la salle, encore rêveuse, je me suis interrogée sur le titre. Dans « Parlement », il y a bien sûr « parler », mais il y a aussi une assemblée démocratique. Dans ce spectacle tout public où l’engagement de l’audience est nécessaire, tout ne fonctionne que parce que l’on reconnaît, partage, des codes communs. Ces codes, qui existent bien avant la langue, bien avant les mots, soulignent nos ressemblances et nous rassemblent, tout en montrant la diversité et la richesse de nos manières de communiquer. Plus encore, la pièce nous montre dans toute sa beauté nue notre créativité qui s’ignore. Joris Lacoste a déclaré, dans un entretien avec Victor Roussel : «l’art pour moi n’est pas une sphère autonome séparée du social, mais l’ensemble de ces micro-inventions dont chacun est capable depuis sa propre activité, quelle qu’elle soit. » Plus démocratique que Molière, Joris Lacoste nous incite ainsi à trouver en nous-même un Monsieur Jourdain non plus ridicule, mais sublime, une prose du quotidien tout aussi digne des planches que les vers d’un dramaturge du XVIIe siècle, mille fois déclamés.