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Les théâtres sont fermés, mais durant tout le confinement notre rubrique Un théâtre dans un fauteuil vous propose de partir à la découverte des mille et un visages de la littérature dramatique contemporaine. Aujourd’hui, nous partons à la découverte d’Au Bois, de Claudine Galea.

Vous avez dit théâtre ?

Claudine Galea incarne à merveille le nouveau visage de la création dramatique contemporaine : inclassable mais toujours juste, elle s’affranchit comme beaucoup de dramaturges des soi-disant postulats de l’écriture pour le théâtre. Situation, temporalité, cadre, action, dialogue sont habilement contournés, détournés, travestis pour aboutir à une littérature extrêmement libre dans ses formes, qui explore de nouveaux modes de narration et de représentation – mélange de texte et d’images vidéo  (Blanche-neige foutue forêt), de texte et de chant (Les chants du silence rouge), texte libre à la 1e personne sous forme de long monologue poétique (Au bord, Grand Prix de Littérature dramatique 2011). Elle le dit elle-même : « je n’écris pas des romans ou des pièces de théâtre, j’écris des livres ».

Claudine Galea s’intéresse de près aux contes et aux mythes, dans une veine explorée par plusieurs dramaturges contemporains : se ressaisir de ces histoires passées dans l’imaginaire collectif pour en proposer d’autres versions. Chez Claudine Galea, les héroïnes ne tiennent pas vraiment à rester en place. Blanche-Neige se relève seule de son cercueil et s’en va explorer le monde (Blanche-neige foutue forêt, 2018), la Petite Poucet se sert de ses cailloux blancs pour s’en aller loin de chez elle et non pas pour retrouver son chemin (Petite Poucet, 2010). Et dans Au Bois, on retrouve les traces du Petit chaperon rouge, sous les traits d’une Petite qui ne s’en laisse pas conter.

Mais le loup n’y est pas, mais ça change pas

Elles sont deux, la mère et la fille, dans une maison de banlieue périphérique d’où le père est absent. Entre elles et la grand-mère, un bois miteux, « Un remplaçant Un souvenir Un ex-bois », une forêt bien dégarnie, parcourue de joggeurs du dimanche, de drogués et de pédophiles, et soi-disant balisée par les parcours de santé. La Petite est indépendante, elle circule à vélo, en pleine révolte et crise d’ado ; la mère en manque d’homme et en lutte avec sa ménopause aimerait retenir le temps qui file. Dans le bois, les loups rôdent, et aussi les chasseurs… Bref, tous les éléments du conte louvoient dans une atmosphère de pré-catastrophe, où l’on voit pointer une note accusatrice.

« Quand on est une fille Avec ses atours de fille Les rues pas éclairées les coins à l’abri sous les ponts les anciennes voies ferrées les usines abandonnées les maisons en construction les abribus pas fréquentés […] on laisse tomber / On prend le chemin le plus direct On ne va pas à rollers à bicyclette en skate à trottinette On prend sa carte de transports C’est le prix à payer »

La Mère aimerait parfois être encore en danger – quelle humiliation plus grande en effet, lorsque même les loups passent leur chemin ? Le loup est-il celui qu’on croit ? A quoi ressemble-t-il d’ailleurs ? « Le loup n’est pas un loup velu Pas un loup chevelu Pas un barbu Pas un loup à capuche Il n’est ni sale ni ventru Il n’est pas noir N’a pas les dents pointues Ni yeux bridés ni amoché pas distingué LOUP Y ES-TU ». Et le chasseur ? « Les chasseurs sans leur bois De s’ennuyer Aiment bien aussi les petites »… Quant à notre Petite, elle est très consciente de la ronde des années et de la pression sociale qui bientôt l’enfermeront dans sa maison, dans sa cuisine, dans l’âge si cruel pour les femmes. « PAS MOI N’auront pas le temps de m’avoir Ni gâteaux ni plats préparés Ni déshabillé Ni tartine ni gamine Ni patronne ni mère […] PETITE DEPÊCHE-TOI LE TEMPS PRESSE Ta mère va te fourrer les clefs de la maison ».

Un théâtre dans la tête

Mais ce qui rend surtout la lecture d’Au Bois si riche, et ce dès le stade du fauteuil, c’est que la parole n’y est pas distribuée. Au début de chaque séquence, l’auteure indique les personnages en présence – Bois, Petite, Loup, Mère, Chasseur – mais sans attribuer les répliques, qui se présentent sous forme d’un texte libre. Elle indique préalablement à la lecture que « les meilleurs ajustements seront faits selon les choix de mise en scène. Les plus féroces évidemment. » Appel du pied au metteur en scène mais aussi au lecteur, qui peut recomposer à l’infini les distributions de parole, en mettant tour à tour dans la bouche de la Mère les sermons sur la sécurité des jeunes filles, puis dans celles du Loup… L’ironie, la double lecture, la cruauté y jouent tour à tour dans la répartition d’un texte qui est tout autant récit rapporté, que répétition de vérités toutes faites et projection de fantasmes. Et si le texte reste théâtral, c’est qu’il faut toujours le penser comme une parole dite, appelée à être énoncée au présent, dans toute sa violence. Une façon de regarder le conte en face et de se retremper dans ce qu’il raconte vraiment, au fond.

Dans une interview (cf lien ci-dessous), Claudine Galea commente ainsi la réaction de collégiens à la lecture du texte : « On a commencé à lire à voix haute, et là on a compris ». A vous de jouer.

Autour du texte :

Au Bois, de Claudine Galea, Editions Espaces 34, 2014

– Interview de Claudine Galea, Pièce (dé)montée, Librairie de l’Education : https://www.theatre-contemporain.net/video/Claudine-Galea-a-propos-de-Au-Bois-1er-Juin-des-ecritures-theatrales-jeunesse-2016

– Cycle de réalisations radiophoniques autour des textes de Claudine Galea : https://www.franceculture.fr/recherche?q=cycle+claudine+galea