Dans Roma, une mère de famille part avec ses enfants à la mer, leur nounou les accompagne. Cléo, la jeune employée de maison, est au centre de la séquence. Mais il s’agit d’un centre particulier. La caméra d’Alfonso Cuarón ne la place jamais strictement au milieu de l’image. Cléo est toujours décalée. Et ce décalage, cette façon de se tenir à la marge, c’est précisément ce qui change au cours de la séquence. Analyse, au cœur des plans et de la mise en scène. 

Le séjour à la mer transforme un ordre, un agencement existant pour en faire émerger un nouveau, porté par l’écume des vagues. La famille est recomposée, et Cléo n’en est plus seulement la marge périphérique. Elle impose la marge comme nouveau centre familial. Quelque chose manque, quelque chose a disparu qui, en se dissolvant, a dérangé la petite sphère close des quatre enfants et de celles qui veillent sur eux. Ils sont partis en voiture chercher l’horizon de l’océan mais en arrivant ce n’est pas l’apaisement, le calme d’un univers doux et harmonieux qu’ils trouvent. Les premières images du bord de mer, on les contemple avec eux au prisme d’un pare-brise taché de gouttes de pluie, et d’une radio aux émissions brouillées. Quand le soleil revient, il tape très fort, si fort qu’il brûle le corps des enfants, tamponné le soir à coups de compresses imbibées de vinaigre pour calmer les brûlures. Pétris de douleur, ils crient très fort et on n’entend plus que ça, les « aïe », « aïe », « aïe ». On se dit alors que cette échappée est loin d’être belle, que les vacances à la mer ne sont pas un moment d’éden ensoleillé. Dès le début de la séquence, dès la première image, les palmiers annonciateurs de paradis sont rayés et déformés par la pluie sur les vitres de la voiture.

Des vacances à la mer et sans père

Cette contre-impression de désordre, d’un séjour un peu bancal, pas tellement réussi, s’accentue à la vue des plans composés comme des natures mortes. On voit d’abord une table jonchée de baguettes et d’écrous en bois. Ce sont des éléments d’un jeu pour enfants : éparpillés, des pièces mal assemblées, ou plutôt désassemblées. On voit ensuite des bouts de coton usagés qui s’accumulent à côté des bouteilles. Enfin, au restaurant, ce sont des assiettes pleines de coquilles d’huîtres et, là encore, des bouteilles. Des bouteilles de Coca vides, à chaque fois vides, pour raccorder ces nature-mortes, les faire résonner ensemble, montrer que le versant de ce moment chaotique c’est le creux, l’absence, le manque.

Ce vide, on peut l’imaginer, c’est l’absence du père, personnage qui ne sera que mentionné, et dont on ne parlera qu’une fois, une seule, au restaurant. Le cadre est marqué par l’impression de cette absence. Lorsque Cléo regarde les enfants se baigner à leur arrivée à Tuxcan, une distance énorme semble s’imposer entre elle et eux. C’est cette même profondeur, très grande profondeur de champ qui nous sépare, nous spectateurs, des personnages, quand ils s’éloignent vers leur chambre d’hôtel au moment de leur installation. Les trous créés par le creusement de l’image témoignent du vide laissé par l’abandon du père. C’est aussi dans l’axe de l’horizontalité que l’image est trouée : quand ils dégustent leurs glaces ensemble, un large intervalle sépare Cléo des enfants et de leur mère.

Au-delà de l’absence du père, au-delà du désordre dont ce manque vient agiter le séjour des enfants à la mer, il y a l’endroit où Cléo se tient.

Au-delà de l’absence du père, au-delà du désordre dont ce manque vient agiter le séjour des enfants à la mer, il y a l’endroit où Cléo se tient. Cette tenue à l’écart, ce retrait qui est le sien, est souligné par l’amplitude des mouvements de caméra : panoramiques et travellings. Premier panoramique, dans la voiture, on part des palmiers pour aller chercher Cléo, à plus de 180 degrés, tout au bout de la banquette à l’arrière. Panoramique suivant, alors que les enfants courent se baigner, on parcourt la plage pour se fixer sur Cléo, à la droite du cadre. Troisième panoramique, même si Cléo s’enfonce cette fois avec les enfants dans la profondeur de l’image, elle reste derrière eux, valise à la main, en retrait. Les écarts qui viennent s’immiscer entre les personnages marquent aussi bien l’absence du père que la distance sociale, entre une employée de maison et ses patrons.

Mais ces deux faits, que le père s’extraie de la sphère familiale, et que la domestique se mette en marge de la famille, ces deux positionnements sont indissociables. Jusque là, le centre de la famille c’était le père, c’est autour de, et depuis ce centre, que s’organisait la vie familiale. Quand l’absence du père se meut en abandon, l’ordre est bouleversé, la famille doit se recomposer. Et le personnage à travers lequel Cuarón cherche à nous faire vivre cette reconfiguration, c’est Cléo. Que devient la nounou, la domestique, comment se repositionne-t-elle quand le centre paternel s’exfiltre de la galaxie ?

Réagencement astral

Cléo en marge, Cléo la laissée-pour-compte, que devient-elle ? La séquence est rythmée par une alternance d’amples mouvements de caméra et de plans fixes. À ces longs déplacements de la caméra qui va vers Cléo ou la suit, succèdent des scènes où le temps semble suspendu, tant la caméra y est immobile. Ainsi la scène qui les réunit tous à table, et le plan suivant, où ils mangent leurs glaces. Au cours de ce plan, Cuarón nous laisse le temps de compter le nombre de pattes du crabe géant qui plane au-dessus d’eux : 6 pattes visibles, 5 groupées ensemble et une longue patte qui s’étend vers Cléo. Certes, Cléo se tient à distance, mais cette patte est là qui vient la chercher et la raccrocher aux enfants et à leur mère. À l’arrière-plan à droite, a lieu une fête de mariage. Le crabe de la liaison se juxtapose, ou plutôt se surimpose aux nouveaux mariés, annonçant ainsi le début d’un nouvel ordre, d’un réagencement.

Progressivement en effet les mouvements horizontaux de la caméra, allant de gauche à droite, de droite à gauche, se chargent d’accélérer la fin d’un ancien monde et la venue d’un nouveau. Au milieu, la suspension du mouvement et du temps, c’est l’arrêt propre au déclic, déclic de l’horloge aussi bien que déclic des consciences. Quand la caméra se remet à tourner, quand le temps reprend son cours, c’est le début de quelque chose, un ordre nouveau.

De retour sur la plage, Cléo regarde vers la droite, vers l’océan, vers le futur, vers le danger. Elle s’est éloignée du bord pour sécher le plus petit. Dans les vagues, il y a Paco et Sofi, on ne les voit pas, on voit seulement le visage de Cléo, inquiet, et on l’entend crier, elle crie leurs prénoms. Un nouveau traveling horizontal nous conduit avec Cléo jusqu’aux vagues. Le bruit des vagues se met à couvrir les cris de Cléo, il devient presque assourdissant. Cléo qui s’avance, Cléo que l’on accompagne à travers la houle, à travers sa peur, c’est une traversée initiatique, une épreuve qu’elle se force à endurer pour pouvoir sauver les enfants et les reconnaître comme les siens.

Ultime étape de la rotation, Cléo tombe sur le sable et un arc de cercle, un arc humain vient se former autour d’elle.

Dans un énième et dernier travelling, ultime étape de la rotation, Cléo tombe sur le sable et un arc de cercle, un arc humain vient se former autour d’elle. Les quatre enfants et la mère biologique se répartissent autour de Cléo, cette autre mère, pour la mettre au centre et lui témoigner leur amour et leur reconnaissance, pour la reconnaître comme partie de la famille, comme membre. Et membre central. Le soleil est là à l’arrière-plan pour sceller cette nouvelle alliance. Imitant la forme d’une pyramide, la famille nouvellement recomposée, auréolée par les rayons d’un soleil couchant, rappelle les tableaux représentant la Sainte-Famille, à ceci près que le père est absent. Ils sont maintenant ensemble, Cléo parmi eux, Cléo qui s’est substituée au père et qui a déplacé le centre de la famille. Le centre de l’arc, le nouveau centre familial ne coïncide pas avec le centre de l’image, Cléo se tient décalée vers la droite. Tout au long de la séquence elle s’est déplacée et la caméra l’a suivie, elle s’est déplacée tout en entraînant les autres. Cléo n’est pas allée vers le centre, elle a décalé, marginalisé le centre. Désormais, cette nouvelle famille, famille sans père, famille à deux mères, devra s’assumer pour ce qu’elle est devenue, une famille marginale.

  • Roma, un film d’Alfonso Cuarón, avec Yalitza Aparicio et Marina de Tavira, édité en DVD par The Criterion Collection 
Timecode de la séquence : 01 : 51 : 52 à 02 : 03 : 43