Clara Ysé © Jean-Christophe MARMARA Le Figaro

Clara Ysé est l’invitée de Zone Critique. Nous revenons avec elle sur la place de la littérature, et surtout de la poésie, dans son travail d’écriture, et tentons de comprendre comment musique et poésie s’entrelacent dans ses compositions, se répondent et parfois s’opposent. Au gré des six chansons de son EP Le Monde s’est dédoublé, Clara Ysé invente et recompose un univers bigarré, multilingue, mâtiné d’influences musicales aussi diverses que surprenantes, entre chanson française, pop, rebétiko, classique et jazz. Résolument sensible, parfois lyrique, hybride et incarnée, sa musique se veut collective, improvisatoire, et nous invite à un partage intime. Plongeons ensemble dans sa boîte à émois.

Bonjour Clara. Est-ce que tu peux commencer par te présenter, et parler de ton parcours, à la fois musical et littéraire ?

Je suis Clara Ysé. J’ai commencé par la musique, j’ai fait dix ans de violon quand j’étais petite, et après du piano, de la guitare, et surtout une formation assez longue de chant lyrique. Un peu plus tard, j’ai organisé des fêtes chez moi, et ça brassait pas mal de musiciens de la scène de la musique du monde. C’est comme ça que j’ai rencontré la plupart des instrumentistes et amis qui m’accompagnent. J’avais cette trajectoire de musique, et en parallèle j’écrivais. À un moment donné j’ai eu envie de réunir un peu les choses, et ça a fait ce premier objet, cet EP.

Comment fonctionne ton processus de composition et d’écriture ? Est-ce que tu commences par écrire des poèmes, des formes littéraires, que tu mets ensuite en musique ?

Non, très souvent c’est l’inverse. Le premier langage qui m’a atteint le cœur enfant, c’est la musique. Dans le processus de composition, globalement je commence par la musique, et ensuite la musique m’amène à une certaine émotion qui me fait écrire un texte. Mais ça peut varier, bien sûr, il y a des chansons qui ont commencé par être un texte, et qui ont évolué ensuite.

Est-ce qu’il y a une forme d’improvisation parfois, des ressources que tu explores dans le collectif ?

Totalement. Je crois que c’est l’une des choses qui me nourrit le plus, et c’est pour ça que ça a été très important dès le début de mon projet de défendre le fait d’être avec des instrumentistes sur scène, d’être accompagnée. Aujourd’hui je travaille avec Sary Khalifé, au violoncelle, qui vient du classique et est d’origine libanaise, et ça s’entend dans sa sonorité, Camille El Bacha, au clavier et au synthé, qui vient de la musique classique, et Colin Russeil, à la batterie, qui vient plus de la pop. Je fais appel à des instrumentistes parce qu’ils m’émerveillent, et ils m’émerveillent parce qu’ils apportent des choses que je n’aurais pas imaginées sur les morceaux, même si c’est moi qui compose, et qui pense la ligne des arrangements. Il y a vraiment une part qui est laissée à l’improvisation, et qui est très importante pour moi, parce que ça me nourrit, et ce que les instrumentistes proposent est souvent plus puissant que ce que j’aurais pu imaginer.

Pour toi, les textes, les paroles de tes chansons, c’est vraiment des poèmes ? Tu considères qu’il y a une dimension proprement poétique dans ton travail ?

Oui et non. Je me méfie un peu du terme de poétique quand on parle de musique, même si bien sûr c’est très présent dans ma façon d’écrire. Je crois que la façon dont j’écris est peut-être d’abord un rapport musical à la langue, tout simplement. Ce qui m’intéresse, c’est comment les mots peuvent parfois, par une association d’idées et d’images, apporter dans un imaginaire un message qui n’est pas directement formulable de manière rationnelle.

C’est très présent dans le monde anglo-saxon, avec des artistes comme Kae Tempest, où la poésie est très orale, ancrée dans quelque chose de réel, qui n’est pas du tout déconnecté de notre monde, mais qui au contraire le traduit de manière forte et parfois brute aussi. Je trouve qu’en France on a un peu moins ce rapport à l’oralité avec la poésie. Pour moi, le lien entre la chanson et la poésie, et le texte de chanson et le texte de poésie, est dessiné de manière assez précise aujourd’hui en Angleterre par ce rapport à la diction, au fait de lire des textes en public et de les partager avec un public. Je me sens assez proche de cette forme de partage de la langue.

Pour moi, le lien entre la chanson et la poésie, et le texte de chanson et le texte de poésie, est dessiné de manière assez précise aujourd’hui en Angleterre par ce rapport à la diction, au fait de lire des textes en public et de les partager avec un public. Je me sens assez proche de cette forme de partage de la langue.

En écoutant ton EP, on a l’impression qu’il y une forme de lyrisme, à plusieurs niveaux, dans la manière dont tu écris — au sens de la poésie lyrique, de l’expression de soi, mais évidemment aussi au sens musical, chanté, comme on parle de chant lyrique, et puis aussi au sens de l’exaltation des sentiments, d’un registre lyrique. Est-ce que tu dirais que tu as une écriture lyrique ?

Oui bien sûr, mais à nouveau je trouve que le terme de lyrisme est souvent un peu dévoyé. Il y a un travail sur le lyrisme dans l’idée de chercher une forme de démesure, ou en tout cas d’essayer d’explorer ça de temps en temps, vocalement. Il y a quelque chose qui m’émeut dans une certaine forme de lyrisme, qui est un rapport assez premier degré aux émotions, une manière de ne pas toujours avoir un pied en arrière pour se regarder être ému, mais de le vivre pleinement. J’essaie le plus possible de faire en sorte que la musique telle que je la compose soit vraiment connectée au cœur ; parfois c’est ce qu’on appelle lyrisme, mais je pense qu’au fond que c’est simplement une forme de transparence vis à vis des émotions.

Est-ce que tu dirais que la musique parfois prend le relai là où le langage est dans une impasse, permet de dépasser les impasses du langage, d’exprimer des choses que le langage parlé ou écrit ne pourrait pas dire ?

Totalement, pour moi c’est un des plus beaux langages du monde précisément pour cette raison. J’ai l’impression qu’on est beaucoup de musiciens ou de mélomanes à partager ça. Il y a un moment où la musique est arrivée dans nos vies justement parce qu’il y avait des choses qu’on ne pouvait pas exprimer dans les mots quotidiens, et que d’un coup la musique était une alternative qui nous permettait d’exprimer des choses qu’on n’arriverait pas à exprimer autrement. Ce que je trouve fou dans la musique, c’est le partage, le fait de pouvoir se connecter aux autres. Il y a un endroit dans la musique qui nous permet d’échapper à ce qui nous divise pour nous connecter à ce qui nous réunit. Ce qui est très puissant dans une salle de concert — et c’est ce qui nous a tellement manqué ces derniers mois —, c’est de réunir des gens qui peut-être n’auraient rien à voir les uns avec les autres, qui ne se seraient jamais rencontrés, qui peut-être ne s’entendraient pas du tout si on les mettait autour d’une table, mais qui tout d’un coup, parce qu’il y a de la musique, partagent une expérience collective qui unit, et que je trouve politique en ce sens. Même quand les textes ne sont pas particulièrement engagés du point de vue de la pensée, il y a un engagement, parce que le simple fait de se réunir dans une salle, pour partager une expérience commune et faire l’expérience de ce qui nous lie, c’est politique.

Tu t’intéresses à la littérature et à la poésie, tu en lis, est-ce que tu as des modèles, des inspirations ? Quelles sont tes influences littéraires, poétiques ?

Oui, plein, en vrac, Ingeborg Bachmann, Marina Tsvetaïeva, Bukowski, René Char, Angélica Liddell. Je pense que ça m’a pas mal influencée. Il y a eu une période où je lisais presque exclusivement de la poésie. Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus proche de la musique. J’ai toujours eu la sensation que la poésie était beaucoup plus du côté de la musique que du côté de la littérature.

Tu viens d’écrire un roman, ton premier roman, Mise à feu, qui sort le 18 août chez Grasset — est-ce que tu peux nous en dire un mot ? Est-ce qu’il y a une forme de continuité qui s’est créée pour toi entre l’écriture de poésie, l’écriture de chanson, et l’écriture romanesque ?

Dans le processus d’écriture, ce roman m’a amenée dans des zones que je ne connaissais pas — notamment le fait de travailler seule un objet pendant deux ans sans que personne, ou quasiment, ne le lise. C’est différent avec la musique. Dès que j’ai une ébauche de chanson, je la fais écouter à mes proches, puis elle se modifie, je la fais écouter à mes musiciens, c’est en mouvement et en partage rapidement, alors que dans l’écriture il y a un rapport à la solitude et au fait de laisser les choses en gestation à l’intérieur de soi avant de les partager. Par contre, ce que je trouve assez joli, c’est les ponts qui existent. Évidemment c’est une autre langue, mais il y a des ponts qui se créent entre les deux. Quand on écrit des chansons ou des textes, il y a une chose de fond qu’on défend et qui nous échappe, mais qui vient se loger dans tout ce qu’on fait.

Pour en revenir à ton EP, ce qui est frappant à la première écoute, c’est que sur six chansons, trois sont écrites dans des langues étrangères, c’est un album vraiment trilingue. Pourquoi as-tu éprouvé le besoin d’écrire et de chanter en français, en anglais et en espagnol ?

L’espagnol, ça remonte à l’enfance, j’ai été élevée en partie par ma maman de cœur, qui était colombienne. J’ai toujours parlé espagnol avec elle quand j’étais petite. C’est une langue que j’adore, qui est très proche du cœur pour moi. Je trouve ça intéressant d’écrire et d’interpréter dans des langues différentes, parce qu’elles n’ouvrent pas les mêmes portes en nous. Quand j’écris une chanson en anglais ou en espagnol, c’est une chanson que je n’aurais jamais écrite telle quelle en français. C’est la même chose quand on l’interprète ; sur un plateau, passer du français à l’espagnol, ça ouvre une autre porte, et ça autorise aussi une autre identité.

L’anglais, c’est une langue qui est plus éloignée de moi, mais c’est une langue que ma mère parlait très bien — d’ailleurs le titre qui est en anglais, c’est « Mama ». Comme c’est une langue qui m’est plus étrangère que le français ou l’espagnol, je pense que j’ai réussi à écrire un texte que je n’aurais jamais réussi à écrire en français, parce qu’il aurait été trop intime, alors que j’arrive à le défendre en anglais, parce qu’il y a une forme d’étrangeté qui fait que je ne prends pas tout au premier degré. C’est ce qui me plaît dans le fait de chanter dans différentes langues.

Et le français, c’est une langue que tu aimes, dans laquelle tu aimes chanter, écrire, composer ?

Oui, mais je trouve que c’est une langue qui est difficile. J’ai mis du temps à l’apprivoiser. Toutes mes premières compos d’ado étaient en espagnol. Pour moi le français est tellement facilement lyrique, que j’avais du mal à trouver l’endroit de simplicité qui puisse laisser un espace à la musique. C’est une langue que j’adore, parce qu’elle met au défi, et que je ne suis pas sûre d’y arriver à chaque fois.

Autre langue que tu pratiques, le grec, tu as beaucoup chanté en grec ; c’est une langue que tu parles, avec laquelle tu as un rapport particulier ?

Ce sont des reprises. J’ai pas mal voyagé en Grèce, ça fait une dizaine d’années que j’y vais tous les ans, et que je retrouve des amis sur les îles pour les festivals l’été. Ce sont des moments que j’aime. Le rembétiko en Grèce, c’est une musique magnifique. C’est vraiment par plaisir que je chante ces chansons. Ce qui lie les musiques populaires, je crois, c’est que ce sont des chansons qui ont été transmises oralement depuis des années. Celles qui nous parviennent aujourd’hui, ce sont celles qui restent, parce qu’elles ont une puissance de cœur. Les chansons grecques parlent énormément d’exil, ce sont des chansons très chargées. Ça pose toujours la question de la légitimité, de la manière dont on porte ces textes, mais justement la musique a cette force. Même si on ne chante pas sa propre histoire, ça ouvre des portes et des résonnances en chacun, et tant qu’on s’interroge et qu’on ne la porte pas comme si c’était la sienne, je trouve ça beau de partager ces histoires, et de les transmettre tout simplement parce qu’on trouve qu’il y a une émotion puissante qui peut guérir des gens.

Je voulais justement te poser la question de la chanson populaire, de la musique populaire, du folklore, parce qu’on sent que ce sont des influences qui sont présentes dans ton EP, à la fois dans l’usage de différentes langues, mais aussi et surtout dans les différents styles et genre musicaux qui infusent ta musique. D’où viennent ces influences diverses, et quel est ton rapport à tous ces langages musicaux ? — le jazz, le rebétiko, la musique orientale, la musique latino, la musique classique, la chanson française, la pop …

Je crois qu’on est tous composés de tout ça. C’est presque l’identité des villes aujourd’hui, on est dans des espaces où on est influencés par beaucoup de musiques différentes. Dans des villes comme Paris, on passe sa vie à aller de concert en concert, et on est composés par ces influences hybrides. C’est quelque chose que j’ai eu envie de garder parce que j’avais envie de garder ce qui m’émeut. Ce que je trouve important dans ce type de travail, c’est d’essayer de le faire avec respect. Il y a une limite fine entre faire un emprunt et essayer de recomposer avec ce qui est en nous. J’essaie de recomposer, et parfois ça se transforme en emprunt, mais c’est aussi un risque à prendre pour proposer quelque chose qui nous ressemble.

Comment te nourris-tu de tout cela et comment revisites-tu ce répertoire ?

C’est comme le langage, comme quand on apprend à parler. Depuis qu’on est petit, on n’arrête pas d’emprunter des mots et des tournures de phrases aux gens qui sont autour de nous, et c’est ce qui nous compose, on ne grandit pas ex nihilo. Dans la musique c’est la même chose, on écoute sans arrêt des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, c’est même l’un des signes de l’époque contemporaine, on passe d’une chose à l’autre, très vite. Je suis passionnée par les gens spécialisés dans un domaine, d’ailleurs les gens qui m’entourent sur scène sont des gens qui ont été obsédés par un type de musique, et c’est extraordinaire, mais d’un autre côté ce qui m’intéresse dans la composition, c’est cet assemblage. Même dans la chanson française traditionnelle, peu de personnes vivent en ermite en n’écoutant que de la chanson française, et je trouve ça intéressant d’essayer de rendre compte, dans la composition, de ce qui nous habite et qui est pluriel.

Tu travailles beaucoup avec plusieurs musiciens, dans le collectif, dans l’improvisation, et aussi en recomposant différentes influences que tu t’appropries, que tu revisites ; si tu es dans un rapport très collectif de création, avec d’autres artistes, avec des influences, quel est ton rapport à l’auctorialité ? Est-ce que c’est un concept qui te parle ?

C’est vraiment un mélange, parce que je compose et j’écris. Il y a une ligne directrice qui est une ligne intérieure, mon fil rouge. Je trouve assez merveilleux d’arriver avec cette ligne, et de la partager avec d’autres, et de se rendre compte qu’il y a parfois des propositions qui viennent enrichir cette ligne, et que c’est encore plus exactement ce qu’on cherchait que ce qu’on avait trouvé seul. Mais je ne me pose pas trop cette question. J’ai l’impression qu’on est au service d’une langue, et que tout a déjà été fait, que tout existe, donc ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de tisser un fil intime d’émotions que j’ai envie de partager. Plus il est enrichi par des rencontres, et plus on est au service de ce langage qui nous dépasse. C’est comme ça que j’aime envisager les choses.

J’ai l’impression qu’on est au service d’une langue, et que tout a déjà été fait, que tout existe, donc ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de tisser un fil intime d’émotions que j’ai envie de partager. Plus il est enrichi par des rencontres, et plus on est au service de ce langage qui nous dépasse. C’est comme ça que j’aime envisager les choses.

La chanson française, est-ce que c’est le genre auquel tu te rattacherais ? Est-ce que tu te reconnais dans la chanson française ?

Oui. Ma musique est quelque part entre la chanson française et la pop, il y a un peu des deux. Disons la chanson française, mais dans un sens large, avec une dimension d’exploration, une recherche d’hybridité. Peut-être la chanson tout court, plus que la chanson française.

Est-ce tu t’inscris dans une filiation avec certains artistes de chanson française ? Je me suis posé la question en écoutant « Soldat » en particulier, parce que j’ai eu l’impression de reconnaître la mélodie de « Gare au gorille » de Brassens, harmonisée différemment, et aussi parce que dans ton élocution, dans ta diction, il y avait quelque chose qui me rappelait Barbara — je sais que tu es souvent comparée à Barbara, pas tant à cause de la couleur vocale, pour moi, que de la manière de dire. Quels chanteurs ou chanteuses ont compté pour toi, ont été des modèles ou des influences, quel rapport entretiens-tu avec cet héritage ?

Oui, « Gare au gorille », on me l’a souvent dit, c’est drôle, c’est complètement un hasard !

Sûrement, oui. C’est toutes ces choses que j’ai écoutées mille fois et qui finissent par déteindre sur moi. Je dirais qu’aujourd’hui sur la scène actuelle je me sens proche de Lucie Antunes, qui fait de la musique quasiment uniquement instrumentale et électro, ou de Léonie Pernet, qui fait aussi de l’électro, mais avec des paroles et du chant. Ce qui me parle dans leur musique, c’est une forme de radicalité et d’hybridité, qui d’une certaine façon fait écho à ce que je fais. Je me sens proche aussi de Catastrophe, ou de Fils Cara, de personnes chez qui je sens qu’il y a une exploration de cœur, sur la langue, l’instrumentation. Je sens que ce sont des personnes qui sont en questionnement sur ce qu’on traverse aujourd’hui, et qui se demandent quelle musique on a envie de défendre et d’inventer.

Pour en revenir à ton EP, et aux thèmes qui y sont abordés, j’ai eu l’impression qu’à travers les chansons, il y avait une série de motifs qui revenaient, l’amitié, l’amour, la mort, le deuil, la mer, la nuit, la danse, le voyage, un peu en vrac, et que ce qui t’intéressait dans cet EP, c’était la question de la survie, survivre après un choc, un trauma, se reconstruire, au sens de dépasser, de vivre par-delà — mais il y avait aussi, et ça je trouvais que ça apparaissait dans les dernières chansons, survivre au sens de vivre plus intensément encore, plus fort, pour répondre à l’angoisse, et se sentir vivant, et libre. Dans « Fées magnétiques », tu écris : « J’aime les joies trop intenses / Je ne peux pas m’empêcher / De vouloir toujours que l’on danse / Partout où je mets les pieds ».

Tu l’as parfaitement dit. Cet EP, je l’ai écrit et composé après la mort de ma mère. Ce que je trouve émouvant parfois dans ces objets — c’est ce qui est beau dans la musique —, c’est que souvent on ne comprend qu’après ce qu’on a écrit. La musique, c’est ce qui me fait vivre. Ca a été mon cheval de bataille, ce qui m’a permis d’opposer à la mort quelque chose de plus fort.

Il y a une véritable progression, depuis une expérience traumatique, décrite dans « Le Monde s’est dédoublé » et « Mama », puis une lente reconstruction, un processus de deuil, à travers l’amitié, l’amour, le désir, la magie (dans « Fées magnétiques » et « Soldat »), pour aboutir à une nouvelle forme de liberté (« Libertad »), et finalement à un nouveau départ, un nouveau voyage (dans « Voyage équinoxial »), qui passe aussi par un nouveau rapport à la nuit et à la danse. Dans cette structure que tu as voulu donner à ton EP, peut-on voir une dimension littéraire, une construction narrative ? Est-ce que tu as composé ton EP comme on construit un roman ?

Oui, mais je ne dirais pas comme un roman, parce que dans cet EP ce qui m’intéressait, c’était justement la narration de la musique. Face à un deuil, concrètement, il n’y a plus les mots. Par la musique, il y a eu la construction d’un trajet possible.

Quand je compose un album, ce qui m’intéresse, c’est la narration de la musique, le trajet que la musique fait, comment les chansons se répondent, et ce que ça invente comme petit fil rouge. C’est un espace à protéger, parce qu’il échappe à une logique de quotidien, de rendement. Ça nous autorise à raconter des récits qu’on ne conscientise pas forcément, ça vient faire un trajet dans notre cœur et ça nous modifie de l’intérieur, sans qu’on soit vraiment complètement conscient de ce que ça a modifié et pourquoi. Je trouve ça assez beau.

Je sais que tu as fait beaucoup de reprises — est-ce que tu vois ça de manière littéraire, comme une réécriture, un pastiche, ou un hommage ? Est-ce que tu as forgé ton propre style en reprenant les œuvres des autres, comment on ferait un exercice de style ?

Ce qui m’intéresse dans la musique, c’est de lâcher l’intellect, d’être dans un rapport émotif au monde. Plus simplement, les reprises c’était souvent parce que c’étaient des chansons qui me parlaient. C’est la magie des chansons, il y en a avec des textes qui sont éloignés de nous, mais qui viennent nous recoudre à un endroit. Les reprises, c’était pour le plaisir de chanter des choses qui me faisaient du bien. Les grandes chansons, je crois qu’elles nous élargissent un peu l’âme, donc ça fait toujours du bien de les chanter.

Je sais que tu as fait aussi du théâtre, et c’est aussi un langage littéraire, après tout. Est-ce que cette partie de formation artistique a influencé ta manière d’écrire et ta manière de faire de la musique ? Dans la diction, l’articulation, l’attention au texte ? Ou plutôt dans ton rapport à la scène, à l’incarnation, à la présence ? Ou encore dans le jeu — est-ce que tu te vois comme comédienne de tes propres textes, de tes propres chansons ?

Ça a modifié mon rapport à la scène je crois. J’ai fait une formation de théâtre axée sur le corps, qui m’a fait travailler sur l’espace, sur la manière dont il nous modifie. Comme on travaille avec des mots, il y a aussi le silence, au théâtre, qui a un autre poids que dans la musique. Ce que j’ai trouvé assez merveilleux quand on porte un texte, c’est cette liberté de rester immobile et silencieux. J’essaie un peu d’apporter ça sur scène en musique, de me dire que cette liberté existe, et que si on a envie de prendre un temps infini à regarder le public en silence, on peut le faire. Je fais vraiment de la musique pour la scène. J’aime la manière dont elle nous transforme, à la fois le public, et ceux qui sont sur le plateau. C’est intéressant de faire avec les émotions qui apparaissent sur le moment, et pas avec celles qu’on a décidées au moment de l’écriture.

Tu veux dire un mot de tes projets futurs, musicaux ou littéraires ?

Mon premier album va sortir fin janvier 2022, mon roman sort le 18 août chez Grasset, et je joue aux Francopholies de la Rochelle le 11 juillet !

Entretien réalisé par Jeanne Coppey