Sous le titre évocateur de Récitatif en ruine, les formidables éditionsLe Bruit du temps font paraître le nouveau recueil du poète et traducteur français Jean-Claude Schneider. Une nouvelle pierre à l’édification de cette œuvre discrète, et pourtant majeure, dont la langue saillante fait entendre la « stridence » d’un monde naissant sous les décombres. 

Hautement exigeante, la poésie de Jean-Claude Schneider s’éprouve d’abord, « souvent [son] sens n’a pas à être dit ». Tout juste faudrait-il maintenir l’intensité de son âpre diction, sans aménité aucune, dans laquelle nous plonge une petite centaine de pages, denses et opaques. Elles ne sont pas sans rappeler l’obscurité « congénitale » dont Paul Celan écrivait qu’elle était le fond de tout poème authentique ; lui qui joua un rôle décisif dans la vie de Schneider, comme il le raconte dans Entretien sur Celan que Le Bruit du temps a eu la bonne idée de publier à nouveau. Récitatif en ruine nécessite ainsi d’être lu de près, de s’imbiber de sa parole émiettée et de son univers en lambeaux, pour en fin de compte apprécier la vie sonore d’un monde qu’elle parvient à nous révéler. 

Détruire et bâtir 

Dès l’entame, Jean-Claude Schneider explicite le travail à l’œuvre : « mots ici creusent détruisent – / par exemple ». Et il n’est rien pour résister à cette action de la parole poétique qui porte en elle la destruction comme la nuée porte l’orage : « à l’horreur est par l’inarrachable corde de chair / toute parole / attachée / tâchée ». C’est la langue elle-même qui cède, ses fondements qui implosent, si bien qu’il conviendrait de citer dans leur entier ces petits massifs à la disposition ciselée afin que chacun mesure, dans la durée, la désarticulation de la syntaxe, les torsions lexicales et la violence des images. Chez Schneider, la « phrase [est] hâchée », elle « dégoise dégorge dé- / raille / comme si tranchée sa langue ». La maltraitance dont elle est l’objet rend compte de l’horreur des « raturages nocturnes », de l’« ivresse des profondeurs », du « tapageur déferlement » et « [d]es remuants corps / [qui l’]un après l’autre tombent », autant de mots qui désignent l’implacable mouvement de destruction qui parcourt ce recueil. Lorsque Schneider évoque ce mouvement, il décrit aussi, et avec quelle justesse, sa poétique et les ébranlements du sens qu’elle produit : « ta charrue de vent éventre le sous-sol met sens dessus dessous les mottes de sens défigure ». 

Dans ces « enjambées d’écriture respirant le désastre calcaire », la discrète présence du sujet poétique tend également à disparaître

Dans ces « enjambées d’écriture respirant le désastre calcaire », la discrète présence du sujet poétique tend également à disparaître : « à dans le blanc linceul s’effacer / je consens ». Emportée, comme le reste, dans l’effondrement de la terre dont « [l]a peau craque », ou victime de la submersion dont Schneider apprécie tout particulièrement l’image. « Parole de noyé » donc que celle du poète français dans ce quasi-chant de cygne, c’est-à-dire atemporelle, sans provenance explicite ni direction déterminée, suspendue à la mort qui lui semble promise : 

Finissent noyés dans 

le fleuve se seront dans ce torrent sans 

eau lentement noyés

s’en sont allés les mots

emportent avec les poissons les herbes

des temps qui flottent se recouvrent.

Cette expérience du négatif, cette traversée obstinée des ruines n’est toutefois pas sans résultat. En effet, la destruction met à l’épreuve la « belle solidité du monde » et enjoint le sujet poétique à constater sa propre finitude autant que celle du monde, « ici où tout finira, / ici ». L’expression poétique de Schneider prend racine dans ce constat sans appel ; elle se bâtît paradoxalement sur l’autel du néant où adviennent la substance des choses et la concrétude des mots qu’elle retrouve : 

et la voix coulant gonflée

au lit qu’elle pour elle ravine

dit 

ses poussières

jetées dans l’aspiration vorace

plonge sous le grondement

dans 

enfin l’épaisseur 

Ainsi, la destruction ne débouche pas sur un épuisement définitif de la parole, ni sur la perte du monde. Elle amène au cœur, à la chair, au plus profond que masquent les façades.  La « descente d’aveugle jusqu’aux eaux sourdes / jusqu’à l’obscur » se retourne donc et la « voix désaccordée / trouve / des cailloux à leur langue arrachés ». Autrement dit, la parole renoue avec l’épaisseur silencieuse tapis sous les ruines que ce récitatif s’emploie à faire prendre vie. 

Sortir du silence : la poésie comme germination sonore

L’expérience de la « bouche noyée dans le / rien » amène curieusement la poésie de Jean-Claude Schneider à se matérialiser. Elle s’incorpore aux éléments et devient une « écriture d’herbe et de pierres ». Cette entreprise ne saurait néanmoins compter sur l’aide d’une transcendance. Il n’est pas de divinité pour percer à notre place l’énigme de notre présence sur terre : « la terre attend / sur les dieux ne comptez pas ». Le poète français a retenu la douloureuse leçon d’Hölderlin, mais n’entretient jamais, comme le poète allemand put le faire, l’espoir d’un retour salvateur des Dieux. Voilà pourquoi la voix poétique de Schneider « balbutie » avec difficulté sur « la page froissée », pourquoi aussi elle est une « mourante vibration de parole », toujours menacée de s’amuïr en sa solitude. 

Par le biais d’une scansion superbement heurtée  le poète parvient à faire « Bruire les mots » dans le but de traduire le « bruit des choses »

Si elle ne sombre pas définitivement, c’est dans la mesure où « la phrase qui se ruine enfle et troue / son couvercle de surdité ». Sa destruction, ou plus justement sa déstructuration, vise à se défaire du silence qui l’enclôt comme il enclôt chaque chose. La parole poétique devient dès lors « écoute [de] l’inaudible », de l’inouïe, bref de tout ce qui – bien que mutique – il faut entendre. Récitatif en ruine perce ainsi avec entêtement le silence qui menace son propre chant : « de longs figements d’encre venus / dans le muet / s’écrire ». Le poème forme, quant à lui, un véritable dispositif d’écoute à même de restituer l’inentendu de l’époque, « la stridence d’un aberrant siècle », ou encore « les massacres le foisonnement de guerres / tissés dans la trame / du silence / avec le son de libellule du poème ». Il propose de « tendre l’oreille » vers le « tissu monde » et ses éléments qui par nature ne parlent pas. Jean-Claude Schneider les libère de leur mutisme congénital et met en avant « cescarrières de parole de / poussière vive » qui se logent dans l’écroulement des glaciers, dans les « sons d’une cloche engloutie / qui frémit », ou dans les « pierres qui respirent ». Cette tentative périlleuse use d’une scansion superbement heurtée au moyen de laquelle le poète parvient à faire « Bruire les mots » dans le but de traduire le « bruit des choses », démontrant en définitive « que (pas l’inverse) [le] monde habite la parole ». 

La fraternité originelle du monde et de la parole, leur connaturalité dont nous avons été privés est précisément ce qu’il s’agit de refonder – « Réécrire / ce qui fut perdu » – en portant notre attention sur le fracas d’un monde sur le point de naître : « si tu veilles tu l’entends / la stridence ». Aussi bruyante soit la genèse, il n’est que le poème pour donner à percevoir « le nouvel air » qui indiffère « les meutes sourdes » et mettre un terme à la tentation du silence autant qu’à la submersion du sujet : « choix entre silence et parole de noyé / nul point de fin ne finit pas ne s’achève qu’avec la bouche qui l’énonce le poème ». Creuser la langue, la « raviner » jusqu’à ce qu’il n’en reste que l’essence, c’est finalement pour Jean-Claude Schneider nous ramener au geste primordial du poème qui se veut performance sonore : 

continuent

au silence arrachées 

les pages

éclats de glace dans le torrent

errances de fantômes

et grondante lapidation de cerveaux

frêle

clapotis 

En incisant la langue jusqu’à son cœur, Jean-Claude Schneider nous offre sa germination sonore par laquelle le monde s’anime à l’orée de sa fin qu’il importe aussi de comprendre comme son commencement. Son sens énigmatique éclot en ses « vers de terre », en des vers qui ravinent cette terre silencieuse et ingrate comme pour la faire parler et prospérer. « L’obscure matière du poème » rayonne alors au firmament et « ce / frémissant rien / de mots [qui] comme le monde / se contaminent ». À l’instar de Paul Celan, d’Ossip Mandelstam ou d’André du Bouchet, les « interlocuteurs d’élection » de Schneider comme le rappelle Jean-Baptiste de Seynes dans sa flamboyante préface, il n’est rien en fin de compte qui ne puisse finir sous la lumière du poème dont la matière verbale, travaillée jusqu’à l’os, se confond avec la substance d’un monde surgissant sur le fond des décombres :

si

parlant je hausse le ton 

méconnaissable étrangère pierreuse

ma voix

comme neige se mêle à neige

se couche sur les bruits du siècle 

Bibliographie :

Schneider, Jean-Claude, Récitatif en ruine, préface de Jean-Baptiste de Seynes, Gouville-sur-mer, Le Bruit du temps, 2021.

Entretien sur Celan, Gouville-sur-mer, Le Bruit du temps, 2021.