« L’homosexualité n’est pas une donnée dont je saurais m’accommoder. » (Fragments…) Cette déclaration est bien de Genet. Celui que l’on présente comme le plus enflammé et subversif des auteurs du XXe siècle ne semble pas être le progressiste incendiaire que l’on aime à voir en lui. Loin de célébrer une communauté queer irrévérencieuse, il dresse le portrait d’une homosexualité inacceptable, et structurellement incapable de fonder un contre-pouvoir politique : « Nous nous haïssons, en nous-même et en chacun de nous. Nous nous déchirons. Nos rapports étant brisés, l’inversion se vit solitairement. »  (Fragments…) Son écriture, qui ne se veut ni terreau d’identité pour la communauté gay, ni discours homophobe visant à nier et faire disparaître cette orientation sexuelle, est irrécupérable par l’idéologie. Mais que vise-t-elle exactement, dès lors ?

Querelle, Fassbinder, 1982

Si Sartre, Cocteau ou Beauvoir voient en Genet le plus grand poète de leur génération, Paul Valéry condamne quant à lui son écriture obscène, allant jusqu’à affirmer qu’il faudrait brûler Notre-Dame-des-Fleurs, son premier roman. Mêlant volontiers autobiographie et fiction, Genet introduit le lecteur dans le monde des amours homosexuelles d’un Paris interlope, ainsi que dans celui de la prison, que l’auteur connaît bien puisqu’il y a séjourné un certain nombre de fois – à l’issue de condamnations pour vol. Mais contrairement à son contemporain Gide, et en dépit de sa réputation d’auteur sulfureux et provocateur, Genet veut peindre une homosexualité indéfendable, criminelle. Est-ce pour incarner un contre-pouvoir à l’ordre établi, en se revendiquant aussi abject que les discours homophobes le décrivent ? Le procédé est bien connu, et est inscrit au cœur même de la mouvance queer, qui n’hésite pas à faire des insultes et préjugés à son encontre un véritable terreau d’identité. L’obscène et la dissidence des minorités sont souvent brandies par elles comme autant d’armes pour se construire en tant que communauté ; or, il ne s’agit pas de cela chez Genet. C’est la position délicate et passionnante de Genet vis-à-vis de sa propre orientation sexuelle, que nous nous proposons à présent d’explorer.

Genet veut peindre une homosexualité indéfendable, criminelle.

Le conservatisme de Genet

Malgré sa réputation d’auteur subversif, Genet se révèle paradoxalement très conservateur à qui le lit avec attention. Son conservatisme est avant tout conservatisme verbal : grand lecteur de Proust, Ronsard, Rimbaud, Nerval, Baudelaire et Mallarmé, Genet a nourri sa plume des plus beaux textes de la langue française. Il a en effet affirmé maintes fois au cours d’entretiens – tous rassemblés dans un volume intitulé l’Ennemi déclaré – prêter une attention majeure au style, et avoir été hautement influencé par les plus grands poètes français. C’est donc au moyen d’une langue magnifique, et traditionnelle au plus haut degré, qu’il a voulu décrire son expérience intime de l’homosexualité, vécue sur le mode de la « culpabilité » (Fragments…). Cette expérience est en effet loin d’être celle d’une force subversive et positive ; elle est au contraire pour l’auteur négation de l’identité et de l’appartenance au monde.

Ainsi, s’il donne à voir dans Notre-Dame-des-Fleurs la Passion christique de Divine, anciennement Louis Culafroy, et prostituée dans le Paris des folles et des tantes, ce n’est pas pour faire d’elle une héroïne fière et libérée, mais pour la désigner comme lieu d’une tragédie existentielle. En effet, le personnage homosexuel ou transgenre, chez Genet, fait systématiquement preuve d’hybris, cet orgueil consistant à se hisser au rang des Dieux : Louis Culafroy se renomme Divine, et, plus systématiquement, la religion est dans l’œuvre de Genet toujours associée à la sexualité. L’homosexuel refuse la femme, mais, comme l’écrit Genet, parlant au nom des parias de l’hétérosexualité : « Nous paierons cher le sot orgueil qui nous fit oublier que nous sortons d’un placenta. […] Soit, je refuse ma tendresse à la moitié du monde, je refuse de poursuivre l’ordre du monde, innocemment et maladroitement je me barre : ce sera la solitude. » (Fragments…). C’est ce drame qui se cache derrière tous les romans de Genet ; et c’est pour consacrer cette tragédie de l’homosexualité qu’il écrit :

« Alors, patiemment, vous [les homosexuels] attendrez qu’un geste de vous vous restitue à la Fable : univers abstrait, où vous serez signe. […] Mais – plumes, jupons, battements de cils, éventails – c’est un carnaval funèbre mais frivole qui vous encombre. Où prendre ces rigueurs qui ordonnent les thèmes, les domptent, écrivent le poème ? Où sont enfin les grands thèmes tragiques ? Folles, vous êtes faites de morceaux. Vos gestes sont cassés.» (Fragments…)

C’est en effet par le tragique, selon lui, que l’homosexuel pourra prétendre au sérieux et à l’existence, en se constituant une place au sein des mythes et légendes qui ont jalonné l’histoire humaine.

Genet regrette la manière dont la communauté homosexuelle se complaît dans une esthétique frivole et sans consistance, dans une forme de contre-culture qui ne se donne pas les moyens de se faire mythique. C’est en effet par le tragique, selon lui, que l’homosexuel pourra prétendre au sérieux et à l’existence, en se constituant une place au sein des mythes et légendes qui ont jalonné l’histoire humaine. Ce que vise Genet, ce n’est pas la revendication d’une contre-communauté subversive et politiquement incorrecte ; c’est au contraire l’universalisation de la condition homosexuelle comme mythe et tragédie, aux dimensions existentielles et métaphysiques. Cette mythification est sous-tendue par le style pur et rigoureux que nous évoquions plus haut. En effet, pour rendre sacrée et mythique la tragédie homosexuelle du refus de la vie au profit de la mort, il faut que l’écriture semble elle-même frappée de ce sceau divin. Le contenu est si inouï, inédit, qu’il lui faut la forme la plus travaillée et raffinée possible. En réalité, contenu et forme chez Genet s’appellent et ne peuvent être déliés ; l’une donne sa force à l’autre, et inversement.

Son écriture vise à rendre compte d’une expérience de l’homosexualité qui excèderait la question de l’ordre social, pour faire d’elle un mythe aussi puissant et terrible que celui sur lequel est érigée la société, une chimère nécessaire au vivre-ensemble policé selon Genet. Faire le mythe de l’homosexualité, c’est rendre visible à tous la tragédie qui l’habite, et, surtout, faire qu’elle transcende cette homosexualité – car si l’homosexualité est transfigurée en mythe, alors elle peut susciter la foi et la croyance chez tous, indépendamment de l’orientation effective. Nous rencontrons ici une idée essentielle à la réflexion théorique de Genet : il écrit en effet à Sartre vouloir « donner une signification universelle » à son expérience personnelle. Par son œuvre en prose, il espère donc rendre compte de l’homosexualité en faisant d’elle une expérience qui soit condition existentielle de l’humanité tout entière.

La tragédie du corps vivant

Si la société est un mythe, une chimère, c’est parce qu’elle masque la condition tragique de l’individu humain, à savoir son caractère fini et mortel. La société hétérosexuelle n’a d’autre but que d’assurer la continuité de l’espèce, de faire que les générations se succèdent, que les enfants survivent aux parents et alimentent toujours l’ordre social. L’existence d’un être humain, quel qu’il soit, consiste toujours en ce paradoxe qu’il vit, en tant qu’individu, une vie finie dans une Vie infinie qui résiste à la destruction de l’individualité, réduite à une pure contingence. La société dissimule cette condition tragique en faisant croire à la pérennité de l’espèce, à sa nécessité ; l’homosexualité, au contraire, l’exhibe par la stérilité de ses amours. Genet recourt à ce titre à une interprétation symbolique des genres, où la femme représente la vie, le mouvant, le flux continu et la dégradation, tandis que l’homme figure la mort, le discontinu, la rigidité, la constance rigoureuse. L’homme qui rejette la femme au profit de son propre sexe refuse le principe vital incarné par cette dernière, principe dans lequel la génération et la continuation de l’espèce trouve leur origine. Ce faisant, l’homosexuel se veut, se croit immortel, extrait de la société en tant qu’individu, et sa solitude, sa mort symbolique dans l’espace collectif est le prix à payer pour son immortalité, raison pour laquelle il ne peut être de communauté homosexuelle : chaque homosexuel veut prétendre à l’individualité la plus pure, autotélique. Est-ce à dire qu’en faisant de l’homosexualité une négation de la vie, il ne parvient pas à extérioriser un regard hétérosexuel qu’il aurait intégré ? En effet, même si sa théorisation de l’homosexualité la condamne comme un crime, elle l’exalte dans le même temps en tant qu’elle serait l’acmé de la condition tragique de tout être humain. L’homosexualité n’est pas contre-nature pour Genet ; elle est au contraire la révélation la plus explicite et éclatante d’une condition qui est structurellement celle de l’humanité. Vouloir vivre éternellement, quitte à défier la vie elle-même et son inexorable mouvement de dégradation vers la mort organique, la décomposition du corps, la putréfaction des chairs ; exister figé dans le marbre éternel du divin, n’est-ce pas là le désir profond et inavouable de chacun ? Exister, qui que l’on soit pour Genet, c’est tromper la mort organique, avec une immortalité éthérée, dont la vie matérielle et corporelle est absente. Bref, c’est mourir symboliquement en tant que corps en se faisant paraître dieu, mythe intemporel et inaltérable. Mais le principe vital et la réalité charnelle du corps finissent toujours par rattraper l’être humain ; ses rêves d’immortalité sont fatalement – et c’est là que réside tout le tragique de l’existence selon Genet – balayés et engloutis par la destruction d’un corps qui n’a en réalité jamais cessé de se dégrader. Tandis que nous épuisons notre existence à paraître aux autres, à nous rêver taillés dans un marbre immortel, la vie ronge impitoyablement notre être de chair, meuble et tendre. Pour Genet, l’homosexuel est le sujet humain qui, entre tous, illustre de la façon la plus radicale cette tragédie. En refusant jusqu’à l’accouplement avec la femme, et donc la juste et naturelle perpétuation de l’humanité, il pense tromper la vie matérielle et s’irréaliser dans un univers inaccessible et éternel.

L’homosexualité n’est pas contre-nature pour Genet ; elle est au contraire la révélation la plus explicite et éclatante d’une condition qui est structurellement celle de l’humanité.

Le personnage de Divine illustre parfaitement cette attitude ; elle est, dans Notre-Dame-des-Fleurs, terrifiée à l’idée de vieillir, de mourir, elle voit avec horreur son corps s’altérer, mais persiste à vivre comme une reine, malgré sa lucidité désespérée et déchirante. A sa mort, la victoire de la vie comme principe de déchéance sur elle et le corps qu’elle a voulu immortel, est ainsi décrit :

Divine est morte hier au milieu d’une flaque si rouge de son sang vomi qu’en expirant elle eut l’illusion suprême que ce sang était l’équivalent visible du trou noir qu’un violon éventré, vu chez un juge à travers un bric-à-brac de pièces à conviction, désignait avec une insistance dramatique comme un Jésus le chancre doré où luit son Sacré-Cœur. Voilà donc le côté divin de sa mort. L’autre côté, le nôtre, à cause de ces flots de sang répandus sur sa chemise et ses draps […] fait sa mort équivaloir à un assassinat.

Divine est morte sainte et assassinée (par la phtisie). (Notre-Dame-des-Fleurs)

Divine est donc à la fois canonisée, puisqu’en sa poitrine fleurit un motif sacré (le Sacré-Cœur de Jésus), et pourrissante, puisque ce motif n’est autre en réalité que la plaie triomphante de la tuberculose. Rappelons d’ailleurs qu’un « Jésus » en argot, est un homosexuel. Divine aura eu beau tenter de fuir la vie et sa matérialité, en s’irréalisant dans ses gestes et parures de reine et se souhaitant immortelle, elle ne peut terminer autrement qu’assassinée par la maladie, et ses amours stériles n’y auront rien changé. La situation est d’autant plus cruelle que c’est en mourant organiquement qu’elle retombe du côté de la vie – puisque seul un être vivant et sujet à l’altération peut tomber malade. Elle qui jouait la Divine, devient corps du Christ au sens le plus tragique et ironique du terme. Elle a vécu comme une morte et est morte comme une vivante ; tel pourrait être le fin mot de la tragédie du corps selon Genet. Cette tragédie, notons-le, est à l’origine de toute l’œuvre théâtrale de Genet, qu’il écrivit seulement à la suite de ce premier moment romanesque. Ce n’est pas, ainsi, un drame social que peint Genet dans les Bonnes ; c’est bien davantage la tragédie de l’incarnation, de ce qu’il en coûte de devenir un être divin. Claire est, comme Divine, consacrée alors qu’elle meurt physiquement, et le corps est toujours l’envers de l’imaginaire. En réalité, on ne peut pas comprendre le théâtre de Genet, dans toute la profondeur qu’il suppose, si l’on a pas d’abord compris ce que son écriture revêt de tragique et d’existentiel, au regard de son expérience première et dramatique de l’homosexualité.

Ce que montre l’écrivain, in fine, ce n’est pas tant que l’homosexualité est inacceptable parce qu’elle est un outrage aux mœurs, parce qu’elle est subversive et représentative d’un contre-pouvoir face à la société hétéronormée. Bien au contraire, Genet montre une homosexualité intolérable parce qu’elle rend tangible et explicite une tragédie qui parcourt chaque être humain, chaque société, chaque communauté, à savoir la tragédie de la finitude de l’existence subjective et personnelle, au profit d’une vie qui le fait matériellement dégénérer, et qui ne cesse de devenir autre, tout en détruisant l’individualité. Là où le mythe de la société dissimule son néant, celui de l’homosexualité l’exhibe : « La stérilité va surgir et s’ériger en acte. » (Fragments…) Chacun veut échapper à la mort organique, chacun veut jouer l’immortel, tromper le principe vital en lui coupant l’herbe sous le pied et en prétendant devenir sacré ; et pourtant, chacun finira par vomir son sang, et pourrir sous le sol. Le simulacre du paraître prend finalement et fatalement corps. Ainsi, l’expérience de l’homosexualité, d’abord vécue par Genet comme un drame originel, est universalisée dans une écriture à l’intensité rarement égalée, et la tragédie qui fut d’abord celle d’un individu devient grâce à la littérature une expérience métaphysique en laquelle chacun peut reconnaître le mouvement de sa propre existence. C’est ce que l’on appelle le lyrisme.