On choisit pas ses parents mais on choisit sa famille. On choisit aussi les trottoirs du Värmland ou les clubs de Stockholm pour apprendre à baiser. Au festival Les Enfants du désordre, qui s’est tenu à La Ferme du Buisson du 19 au 27 novembre, le Collectif 18.3 a présenté son adaptation du roman homonyme de Jonas Gardell. Celui-ci raconte la vie de Rasmus, un jeune homme gay d’une petite ville de province venu s’installer dans la capitale suédoise au début des années 1980. A travers le groupe d’homos qu’il y rencontre et qui devient rapidement sa famille d’élection, à travers leurs amours, leurs plaisirs, leurs angoisses et leurs deuils, on découvre la réalité d’une période bien particulière : celle qui fut à la fois le grand feu d’artifice de la libération sexuelle, et le crépuscule sur lequel allait s’étendre l’ombre croissante d’une menace qui ne dit pas encore son nom – le Sida. La pièce, mise en scène par Laurent Bellambe, exprime avec virtuosité ces multiples facettes, et c’est une salle comble que j’ai pu voir étouffer dans son masque autant de rires que de larmes. Les acteurices ont pu saluer devant une standing homovation unanime et bien méritée.

La famille choisie : une histoire de défaillances

Se choisir une autre famille, une famille qui lui ressemble, qui le comprend, ce n’est pas seulement se protéger, c’est s’autoriser à vivre.

Dans N’essuie jamais de larmes sans gants, la bande de gays que nous suivons jusqu’à la fin du récit, bien qu’hétéroclite (en âge, origines, croyances, mode de vie…), partage un point commun : tous ont rejeté ou été rejetés par leur famille, du fait de leur homosexualité. Cet isolement est le fondement de leur lien. Ce qu’ils ne peuvent partager avec le monde extérieur, ils le partagent entre eux, allant jusqu’à se réapproprier les fêtes traditionnellement « familiales » : on assiste à plusieurs réveillons de Noël à l’esthétique éclatante. Costumes, décors, musique et lumières, tout nous fait ressentir une explosion – de joie, d’abondance, de fièvre ; une envie de vivre trop forte pour être contenue dans le petit salon calme aux couleurs froides de la maison des parents de Rasmus, déçus de l’absence de leur fils dont ils ne connaissent pas encore le secret. La superposition des deux tableaux crée sur scène un contraste frappant, qui plus que n’importe quelle tirade didactique nous fait comprendre la distance infranchissable entre le jeune homme et ses parents. Quand, plus tard, il leur révélera son homosexualité, sans excuses, sans attentes, implacable et intransigeant, leur réaction ne semble pourtant pas justifier une telle défiance. Mais l’avenir lui donnant raison, nous ne pouvons en être surprisE. Rasmus, jeune gay parmi tant d’autres à une époque où l’homosexualité est encore classifiée comme maladie mentale par l’OMS, sait à quoi s’attendre. Il s’est nourri de l’expérience de tant d’autres avant lui. Se choisir une autre famille, une famille qui lui ressemble, qui le comprend, ce n’est pas seulement se protéger, c’est s’autoriser à vivre. A glisser, jour après jour, scène après scène, dans des vêtements-costumes toujours plus lumineux, à aller chercher les néons des discothèques et le soleil chaud de la plage, à virevolter sous la neige pour un premier baiser tournoyant.

Vouloir se retrouver entre soi, c’est aussi l’effet d’une société qui, formatant l’unité familiale et voulant l’incarner à un niveau structurel, impose ses normes et ses lois, tant sur le plan juridique que moral. Deux domaines où l’homosexualité peine à se faire accepter. Et pourtant, comme l’élan blanc aperçu par Rasmus enfant, allégorie d’une existence honnie pour être née « hors-norme », elle existe. Alors se crée une société parallèle, réponse de rejet face à celui initial de la superstructure. Une « société d’élection » se met en place selon le même schéma que la famille : les homos se retrouvent dans leurs rues, leurs clubs, leurs fêtes, où s’exercent leurs codes, leurs lois, leur culture. Afin d’exister, tout simplement.

Bien des hommes ont été privés de soins ou maltraités parce qu’ils avaient le Sida, jusqu’à être scellés à leur mort dans un sac poubelle.

Lorsqu’arrive l’épidémie de Sida, il est ainsi d’autant plus facile de les stigmatiser. Le sentiment que tout le monde les laisse tomber est d’autant plus amer qu’il était attendu. Les dernières familles « tolérantes » retournent leur veste, montrent leur incompréhension – euphémisme inassumé du rejet. Les discours religieux les pointent du doigt, parlent de punition méritée, de châtiment divin. Nul discours politique ne vient redresser la barre. Sur scène, les camps sont nettement divisés ; les homos d’un côté, les familles de l’autre. S’iels se croisent parfois, ce n’est que dans le conflit. Même le système médical abandonne face à eux toute humanité : « N’essuie jamais de larmes sans gants » est l’adresse d’une infirmière faite à une autre tentant de réconforter un jeune mourant au cours de la première scène. « Le médical avant l’humain », assène-t-elle. Mais Jonas Gardell ne nous laisse pas oublier que bien des hommes ont été privés de soins ou maltraités parce qu’ils avaient le Sida. Et qu’à leur mort, leur corps était scellé dans un sac poubelle : ultime angoisse des condamnés. Abandonnés par leur famille qui ne les comprend pas, par une société qui ne veut pas les voir et ne leur reconnaît pas d’existence, par un personnel médical sans empathie, qui ne ressent pas d’urgence dans cette épidémie tant qu’il pense qu’elle ne touche que les gays, quel autre choix ont-ils que de se rassembler entre eux, pour se soutenir, se pleurer, quand personne d’autre ne le fera ? Il n’est pas plus fidèle famille que la famille qu’on s’est choisie.

La famille parfaite n’existe pas

Cela ne signifie pas pour autant que la famille choisie est plus tendre que celle dont on hérite. Au sein de celles des gays, comme ailleurs, on assiste à des dysfonctionnements, des moqueries, voire de la cruauté. On se drague parfois un peu trop lourdement, mais on se protège les uns des autres des prédateurs. Comme dans n’importe quelle famille, des rapports de pouvoir sont aussi à l’œuvre. En haut de la pyramide, on retrouve Paul, le « patriarche » : plus âgé, plus riche, plus expérimenté, c’est par lui que les « apprentis gays » intègrent la bande, et c’est chez lui que tous se rassemblent. Le portrait qui en est fait est émouvant de réalisme, et admirablement bien incarné : généreux mais mégalo, protecteur parfois méchant, optimiste jusqu’au bout dans la certitude de sa mort prochaine – il représente mieux qu’aucun personnage l’absence de naïveté de son auteur. Lors des réunions familiales chez lui, il n’y a pas de place pour se lamenter, et il faut avoir le cuir pour encaisser un humour cinglant. Mais l’on peut reconnaître dans ces rituels les jeux de jeunes animaux qui se blessent légèrement en simulant en modèle réduit le monde extérieur pour mieux s’y préparer.

On comprend en somme que cette famille non plus ne va pas de soi, qu’elle n’existe que par un choix chaque jour renouvelé.

Quant à la famille que l’on décide de fonder, celle qui naît d’une histoire d’amour, elle aussi est présentée sans une once d’idéalisation. Sur scène, on peut en voir ses moments de grâce, tournoyants sous la neige (procédé si onirique qu’on oublie son artificialité), mais aussi ses doutes, ses laideurs. Les mots que l’on regrette, ceux lancés pour blesser ; et jusqu’à la tromperie, qui, en ces années sombres peut être, est ici porteuse d’une sentence de mort. On comprend en somme que cette famille non plus ne va pas de soi, qu’elle n’existe que par un choix chaque jour renouvelé. N’est-ce pas ainsi que s’exprime au mieux, cependant, la chance, le bonheur d’être ensemble ? Quand on ne l’est pas par force ou par nécessité, mais du fait d’une volonté qui peut vaciller, sans pourtant jamais flancher. On peut lire en cela la face optimiste d’une vérité sombre, exprimée par le rappel omniprésent que la douleur peut se cacher jusque dans les lieux que l’on recherche pour se sentir en sécurité, jusque dans l’entre-soi qui ne nous protège pas de tout.

Les réveillons qui se dépeuplent peu à peu sont autant de moments de communion, où on fait des plans pour l’avenir – ou pour son propre enterrement.

On retiendra surtout de cette adaptation très réussie le pouvoir de la troupe, du groupe – de la famille – qui pallie les défaillances individuelles. Cela est vrai pour les acteurices, dont les talents sont inégaux mais qui toustes se subliment dans leurs interactions, et qui exécutent avec fluidité le ballet qu’est cette mise en scène pleine de surprise et si rythmée qu’elle donne un effet cinématographique. Cela est vrai également pour les personnages, qui, dans leur solitude, se laissent parfois aller au désespoir, voire à son point de non-retour, mais qui, ensemble, muent ce désespoir en force. Malgré la souffrance de la mort qui ne suit pas son cours générationnel, les réveillons qui se dépeuplent peu à peu sont autant de moments de communion, où les blessures deviennent cicatrices et l’effroi résolution tranchante. On fait des plans pour l’avenir, pour son propre enterrement, même, puisque c’est là que nous conduit l’horizon. La mort n’entrave ni la lutte, ni la détermination. Il faut dire qu’elle est lourde d’enjeux : si la famille de droit récupère le corps, nulle mention du Sida, ou de l’homosexualité du défunt. Nulle fête, nul chant, nulle couleur. Que le mensonge, les larmes et les regrets. On comprendra alors que choisir sa famille est un combat qui perdure bien après leur dernier souffle pour ces hommes brûlés par la rage de vivre, ces hommes morts si jeunes d’avoir simplement voulu exister.

  • N’essuie jamais de larmes sans gants, d’après le roman de Jonas Gardell, adaptation de Julie Laufenbüchler et Laurent Bellambe, mise en scène de Laurent Bellambe, par le collectif 18.3