Aux Déchargeurs, dans la petite salle intimiste aux murs de pierre, le collectif Ensemble Cumulus enchante le présent en convoquant le passé. Les trois comédien·nes et musicien·nes Gilles Andrieux, Aksel Carrez et Juliette Malfray nous transportent dans la Constantinople de 1506 grâce à Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, une adaptation théâtrale, musicale et dessinée du roman de Mathias Énard, prix Goncourt des lycéens 2010.

Ce récit naît d’une étreinte poétique entre fiction et faits historiques : Mathias Énard s’appuie sur un fait relaté dans une biographie du peintre, sculpteur et architecte Michel-Ange, selon lequel ce dernier aurait été mandaté par le sultan de Constantinople pour y construire un pont sur la « Corne d’or », une parcelle de mer qui sépare le nord et le sud de la prospère capitale de l’Empire ottoman. Les mots de Mathias Énard nous embarquent avec tant de précision dans le séjour présumé qu’aurait passé Michel-Ange dans la ville que l’on accepte volontiers d’y croire.

Tout est à inventer

Pour nous conter ces fabuleuses rencontres fabulées de l’artiste italien avec un poète intrigant, une danseuse andalouse, un sultan redouté ou encore un vizir amoureux, les trois comédien·nes et musicien·nes au plateau déploient de nombreux matériaux. La musique est d’abord omniprésente : on trouve sur scène des instruments orientaux tels que le oud, le saz ou le tambûr, dont les mélodies, interprétées par le musicien Gilles Andrieux, se mêlent de manière envoûtante à une création sonore électronique réalisée en live par Juliette Malfray. La comédienne et musicienne manie à la perfection son petit équipement de pédales loop et claviers midi, lui permettant par exemple de nous offrir à plusieurs reprises le sentiment d’être au cœur d’une immense église traversée par les harmonies de sa voix démultipliée. Nous sommes pourtant bien dans cette toute petite salle confidentielle, où l’on peut tout aussi bien nous déclamer de grands mots que nous en chuchoter de tous petits.

Devant ce spectacle, on se souvient de tout, même de ce qu’on n’a pas vécu.

À la musique se mêlent des chants et des paroles, en français, turc ou italien. Aksel Carrez et Juliette Malfray se mettent au service des mots : tantôt ils content, tantôt ils interprètent tous les personnages, avec grâce et fluidité. Derrière eux, sont projetés au fil du spectacle des dessins réalisés par Louis Pelosse, qui tente, lui aussi, de voir à travers les yeux éblouis de Michel-Ange. Les dessins prennent parfois vie et s’animent, non sans nous replonger dans nos souvenirs délicieux des films de Michel Ocelot.

J’aimerais passer de ton côté du monde

Devant ce spectacle, on se souvient de tout, même de ce qu’on n’a pas vécu : les odeurs d’une ville, les mélodies d’un chant, le goût du vin épicé, la voix d’une inconnue, le dessin d’un éléphant, la trahison d’un ami… C’est un pont avec le passé, réel et fantasmé, que nous invitent à traverser les trois artistes. Un pont entre l’inconnu et le familier. C’est aussi un pont entre l’Orient et l’Occident bien sûr, mais sans jamais tomber dans un orientalisme ou une exotisation impudique. C’est un chant d’amour détaillé à cet « autre côté du monde », la tentative de raconter des souvenirs et de retrouver trace d’une (ou de plusieurs) vérité(s), que nous propose l’auteur Mathias Énard, spécialiste de littératures arabe et persane. Le choix de ce texte ayant d’autant plus de sens pour Aksel Carrez, qui décrit comme une « faille » l’absence de lien qu’il ressent avec ses propres origines turques, et le besoin d’y remédier.

Tout n’est que transmission, souvenir, oralité.

Ce « concert narratif illustré » nous rappelle avec beaucoup de justesse l’importance de raconter des histoires : tout n’est que transmission, souvenir, oralité. « S’accrocher à des récits pour s’attacher à une foule qui les partage ». Tous les matériaux de la scène s’y attellent pour nous emmener dans un très doux voyage. Les couches de récit s’accumulent mais sans jamais nous écraser : on nous parle bien de batailles, de rois et d’éléphants, mais aussi « d’amour et de choses semblables », pour citer Rudyard Kipling, à qui Mathias Énard emprunte le titre de son roman.

Passeur de mémoire et fabriquant d’atmosphères, l’Ensemble Cumulus nous fait, avec ce spectacle, la promesse de ne pas oublier la beauté lorsque tout disparaît. Puisqu’à la fin, ce qui résiste au temps, ce sont bien les ponts, les dessins, les chants, les mots… Qui s’inscrivent pour toujours dans les murs de pierre.

  • Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, par l’ensemble Cumulus, au Théâtre des Déchargeurs jusqu’au 23 novembre 2022.

Crédit photo : (c) Louis Pelosse