Dans un entrelacement de fils, cordes, tissus et mâts (fixe et oscillant), la compagnie de cirque Les Colporteurs transforme les lignes de fuite en points de rendez-vous. Sept personnages aux airs d’oiseaux y déambulent, tout en équilibre et en grâce, et tentent de réinventer leurs trajectoires. Tout est à réapprendre : se relever, se tenir debout, marcher, puis s’envoler. Dans ce tendre ballet de la réalisation de soi, accompagné par de la musique live modulée par le contact avec les agrès, les performeur·euses tissent un tableau sincère et vif de leur animalité.

Arborescences secrètes

Hésitant·es, espiègles, vulnérables ou déterminé·es, ces sept hommes et femmes nous racontent, sans mots, les rapports de force qui les lient. Les regards et les corps se mettent au service de cette puissante exploration de l’animalité : qui sont les proies ? Les prédateur·rices ? Les protecteur·rices ? Ils et elles tentent de se faire une place dans le « vivant », au cœur de ce maillage de fils tendus découpant le chapiteau. De hauteurs et trajectoires différentes, ces chemins (que les performeur·euses empruntent parfois jusqu’au-dessus de nos têtes) nous plongent dans une sorte de jungle d’arbres invisibles, dont les liaisons seraient normalement cachées par les feuillages. La simple mais évocatrice scénographie nous emmène au cœur de ce qui est inaccessible, à la cime des arbres, vers une nature oubliée. Une jungle qui raconte aussi malicieusement son opposé, comme ces passages piétons bondés de la ville où l’on doit rester dans son couloir pour ne pas risquer de s’en faire évincer.

Murmurant à peine leur retour à la terre, les circassien·nes renforcent le sentiment d’appartenir à l’altitude.

Au sol, un grand tapis couvre le parterre, dont la couleur châtaigne évoque la tourbe de forêt : un rappel au vivant contrastant astucieusement avec sa matière synthétique. Sa douceur visuelle nous le fait apparaître comme un amortisseur de chutes pour les performeur·euses qui déambulent sur leurs fils à plusieurs mètres de haut. Mais il a surtout un rôle inédit de réducteur de bruits. Les circassien·nes qui retombent au sol se déposent sur lui sans choc ni fracas. Murmurant à peine leur retour à la terre, ils et elles renforcent le sentiment d’appartenir à l’altitude.

© Sébastien Armengol

Percevoir les conciliabules

Cœurs sauvages est un spectacle sans paroles, mais il est loin d’être silencieux : trois musicien·nes sont également présent·es sur la piste, en dialogue constant avec les corps des performeur·euses. Là encore, la perception se trouble : la contrebasse de Damien Levasseur-Fortin devient tambour, le violon et la voix de Coline Rigot se confondent, et la scénographie se sonorise grâce à la composition électro-acoustique modulée en live par Tiziano Scali. Le système sonore s’inverse et produit un contraste étonnant : on n’entend pas les chutes amorties par le sol, mais on perçoit très distinctement les bruits de pas sur les fils, grâce à un système de capteurs intégrés à la scénographie. Les fils deviennent alors des cordes de guitare que les pieds des funambules pincent en rythme, créant une déroutante et captivante partition sonore.

La musique nous invite à nous glisser dans le secret de la relation unique qui unit le·a performeur·euse et son agrès.

La musique se crée donc par le dialogue entre les corps et la scénographie, et nous invite ainsi à nous glisser dans le secret de cette relation unique qui unit les deux éléments substantiels du cirque : le·a performeur·euse et son agrès. Chaque déplacement du corps, emphasé par sa résonance sonore, invite à la plus grande attention et renforce l’écoute émotionnelle que l’on ressent toujours face à des corps qui se mettent en danger. On reste sans voix, notamment, face à ces trois oiseaux funambules qui avancent serrés sur une même branche, marchant dans les pas les uns des autres. Un savant exercice d’équilibre qui met tout le public en tension, hypnotisé par les harmonies inédites provoquées par la sonorisation de cette figure. Le dialogue muet se fait aussi parfois entre les agrès eux-mêmes, comme dans ce moment délicat d’apprivoisement mutuel entre un fil de fer et un mât oscillant. Ils se tournent littéralement autour, entraînés par les impulsions de leurs praticien·nes, dans un très beau ballet sublimé par l’interprétation live des trois musicien·nes.

Dans l’écrin de cette forêt sous chapiteau, la compagnie Les Colporteurs sait capturer tout ce qui tisse la relation à l’autre (celle qui ne se dit pas par les mots mais se vit par les corps et les regards) : la collaboration, l’affrontement, la parade, la rencontre, l’apprentissage… Il est toujours question d’équilibre : comment partager un même espace ? Où mettre son poids, pour ne pas faire tomber l’autre ou pour s’assurer la protection de sa propre trajectoire ?

Dans Cœurs sauvages, les questions propres au cirque et à sa technique (telles que le partage d’un agrès, le transfert des poids ou encore l’instabilité de l’équilibre face à la beauté d’une image…) laissent une trace dans le réel. Les sept performeur·euses et les trois musicien·nes nous invitent à ressentir plus distinctement ces chemins du vivant que nous empruntons : à en écouter tous les sons, à en sentir toutes les aspérités et à en voir tout le sublime.

  • Coeurs sauvages, conçu et mis en scène par Antoine Rigot et Agathe Olivier (Cie Les Colporteurs), avec Valentino Martinetti (danse, acrobatie), Anniina Peltovako (fil, clown), Riccardo Pedri (corde lisse), Molly Saudek (fil), Manuel Martinez Silva (tissu aérien), Marie Tribouilloy (mâts fixe et oscillant), Laurence Tremblay-Vu (funambule), Damien Levasseur-Fortin (guitare, contrebasse), Coline Rigot (violon, voix) et Tiziano Scali (électro-acoustique), jusqu’au 2 avril à La Villette (Espace Chapiteaux).

Crédit photo : © Sebastien Armengol