Atlantique Nord est le premier roman de Romane Bladou, publié par les éditions La Peuplade le 9 mars 2023. L’océan du titre y fait alors le pont entre quatre récits qui se déroulent sur ses bords. Camille, le premier personnage du quatuor, vient ainsi d’arriver à Port Rexton, sur l’île de Terre-Neuve, tandis que le jeune William grandit sur l’île de Mull, en Ecosse, en compagnie de sa mère et dans l’attente de son père qui travaille loin, Lou quant à lui s’est exilé en Islande à la suite d’un événement tragique, et Célia, dans le Finistère, se demande quelle vie elle souhaiterait mener après le lycée. 

Dès lors, l’Atlantique Nord offre à ces âmes vagabondes la perspective de nouveaux horizons, même s’il est aussi celui qui avale les disparus en mer et qui sépare ceux qui se sont aimés.

Un espace d’entre-deux

Pour les quatre personnages, la proximité avec l’océan Atlantique coïncide avec une volonté de se mettre en marge de la frénésie des grandes villes. Camille et Lou s’exilent ainsi chacun dans son coin de bout du monde pour tenter de se retrouver, tandis que William et Célia grandissent et se construisent dans des lieux atypiques. Les bords de l’Atlantique Nord sont mis en scène par le récit comme des espaces d’entre-deux, où Camille, Lou et Célia découvrent un nouvel entourage et un cadre porteur pour se poser les bonnes questions. L’océan n’est pourtant pas tout à fait propice au repos puisqu’il est aussi un âpre « désert de tout-plein » avec ses tempêtes dangereuses et ses marées qui dispersent les galets laissés par les enfants sur la plage. Il est le lieu de l’habitat provisoire, de la cabane où vit le grand-père de William, et de la maison louée à la semaine « sans contrat, sans promesse de rester, sans pression de partir ». C’est un tel lieu de transition que même les maisons, parfois, partent à l’aventure :

Dans certains villages, les gens avaient fabriqué des radeaux pour faire flotter leurs maisons à travers la baie – pour les amener vers la nouvelle destination. Camille se souvenait d’une photographie en noir et blanc dans le livre. Il s’agissait d’une maison flottant sur l’océan, avec quelques barques la tirant vers les collines au loin.

En s’éveillant la conscience à leur champ des possibles, les personnages prennent également la mesure de l’ouverture de leur cœur, celle qui permet à deux sœurs de se parler enfin « des vraies choses » et celle qui donne à une mère le courage de construire malgré tout une belle vie avec son fils. Ainsi partagée entre la noirceur des profondeurs et la lumière que l’eau laisse passer, la « maison Atlantique » de Romane Bladou ne cache pas l’incertitude de l’avenir, mais par la force des éléments, elle anime les personnages d’un souffle nouveau.

La saveur des choses

L’autrice met également en scène un éveil de la sensibilité de ses personnages à la richesse de l’instant présent. Le texte est ainsi émaillé de détails poétiques qui colorent le quotidien, tels que la variété des gâteaux servis par Camille, qui s’accordent au caractère des habitués du café :

Madame prend le lemon drizzle et monsieur une part du brownie au chocolat, ce qui impressionne Camille. Ce gâteau est si noir et si dense qu’elle respecte chaque personne qui le commande. Il s’agit d’un gâteau très sérieux.

La nourriture est ainsi un thème récurrent dans le roman, qui entre en résonance avec l’évolution des sentiments des personnages : Lou en perte de repères manque d’acheter de la baleine en croyant acheter un steak et Célia découvre son intérêt pour le monde de la gastronomie. En étant à la fois ce qui maintient en vie et ce qui peuple le quotidien, les aliments prennent dans le récit une valeur symbolique forte, notamment le lompe et ses œufs, le « caviar du pauvre », dont l’autrice parsème les destins de ses personnages. Le mode de vie de l’étrange poisson vient même interroger les personnages sur leur manière de vivre :

notre maison atlantique est pleine de coups de vents, de courants d’air, de courants d’eau et souvent l’on nous a dit de ne pas nous battre, de ne pas essayer de résister aux pouvoirs qui sont plus forts que nous, plus puissants, plus beaux, aussi. Il faut se laisser porter, porter, prendre. Le lompe lui, lui, le lompe, lui, a une ventouse ventrale, une vent’ au vent’, vent vent. Cela lui permet de ne pas se faire porter, porter, prendre. Cela lui permet de rester sur place, de demeurer, de prendre demeure.

Malgré la solitude et le sentiment d’avoir vécu jusque-là une vie qui ne fait pas sens, les personnages retrouvent la saveur des choses, un goût pour la poésie du quotidien. Camille se fait ainsi sensible à la drôlerie des jeux de mots traduits d’un de ses habitués, comme « the mustard is going up my nose », et Célia s’amuse que les plantes des pieds soient rarement exposées à la pluie. Et si la lumière symbolise la joie, alors la question des sensations conduit à celle du sens. Ce qui brille sous le soleil amène finalement les personnages à se demander ce qu’eux-mêmes peuvent renvoyer :

La surface devient miroir, et le platane venu se mettre entre le soleil et la fenêtre lui rend, à travers son ombre, sa transparence. Célia se perd souvent dans ces extrapolations, dans ces jeux de lumière, de réfraction, de réflexion, de projection.

Réfléchir, dans Atlantique Nord, c’est rayonner de ce qui entoure et c’est finalement parvenir à se projeter dans un avenir à construire jour après jour.

Ainsi, Romane Bladou fait du vaste et tempétueux Atlantique Nord la métaphore de cette vie dans laquelle Camille, la famille de William, Lou, Célia et sa sœur se sentent un peu perdus. Au gré des rencontres et des décisions qu’ils prennent, ils se construisent une manière de vivre dans la « maison Atlantique », plus proche de la nature et de ceux qui les entourent. Dès lors, ils se font un peu comme ce poisson qu’ils croisent et recroisent tout au long du récit : « les lompes [qui] entre eux ne font que refléter l’autre, ils ne font que réfléchir, que réfléchir, et le soleil et leurs écailles ».