Dans le métro bondé, la narratrice a le cœur qui cogne. « Hbbk a vu votre story. » Il suffit d’un rien pour que les souvenirs refluent, l’image d’une bouche, la sensation de sueur, la chaleur partout qui coule. Et une évidence : on n’échappe pas à son passé. Un texte puissant et suffocant d’Adélie Ensuès.
Hbbk a vu votre story.
Sur le côté du téléphone, implantée dans le métal rose argenté qui recouvre le dos de l’écran, il y a une languette que l’on peut déplacer de l’avant vers l’arrière. Elle contrôle le choix entre mode silencieux et mode sonnerie de l’appareil. Depuis presque toujours, son téléphone à elle a la languette vers l’arrière, sauf cas exceptionnels. De toute façon, son portable est tout le temps dans les parages, donc, les notifications, Instagram, WhatsApp, Messenger, SMS, Appels, elle les voit instantanément – ou presque.
Elle vit par lui, elle dit qu’elle ne le supporte pas, mais elle n’est pas sûre que ce soit entièrement vrai. Elle aime sentir qu’elle est en permanence avec les autres à travers les mots que lui envoient ses copines, l’impression de fêtes et de blagues perpétuelles que propose le téléphone.
Hbbk a vu votre story.
Hbbk. Elle doit se concentrer pour se rappeler son vrai prénom. Hbbk est plus véritable que son véritable nom. Dans sa tête l’écran dit « Habchka ». Quel enfoiré ce Habchka, après le rejet violent, comment peut-il ouvrir ses stories, comment peut-il même en mettre lui aussi, il le fait exprès ou quoi ? Rien que de voir le cercle bleu miniature, photo de profil de son compte, dont la petite icône ne laisse apparaître que la vague forme d’un animal, qui, en réalité, est son chat, rien que la présence de ce rond bleu entouré de rouge la rend raide, tremblante, incertaine.
Est-ce que je l’ouvre, cette story ? Ça fait désespérée non ?
C’est ouvert. La photo ne montre rien qui puisse faire sursauter son cœur, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de fille en vue, juste une photo du ciel le soir, au coucher du soleil quand la pénombre s’annonce par un orange rosé embrassé des nuages dans les bruits de la ville. Quel con de mettre des photos de coucher de soleil. Elle s’arrête de l’insulter un moment et se dit qu’elle fait ça tout le temps, elle aussi. Et merde, story postée il y a 1 minute. Il va voir que je suis la première à avoir regardé. Quelle horreur, il va se dire « Encore elle putain, j’en peux plus ». Ça lui colle au cul d’avoir honte, elle est hantée par la honte, une seconde peau qui pèle après un coup de soleil, éternellement, la honte en elle ne cicatrise jamais.
Elle verrouille le téléphone, c’est bon elle n’y touchera plus pour au moins une heure.
Le métro sonne la fermeture des portes, station Oberkampf, la couleur vive qui joint entre eux les points lumineux en haut des portes la distrait d’Instagram, la revoilà dans la réalité « Oberkampf, Richard Lenoir, Bréguet-Sabin, Bastille, Quai de la Rapée », les portes se referment sur le carrelage blanc encrassé par une petite couche grise à la surface des murs. Elle se souvient de Habchka, avant qu’elle ne lui envoie des messages de trop, avant qu’il ne disparaisse tout à fait. Elle se souvient des canicules quand ils se fréquentaient encore. Elle n’avait jamais eu aussi chaud de sa vie, l’air était solide tant la chaleur épaississait les particules de la ville. Habchka et elle, ils étaient cloués par la chaleur. Dans la chambre, la bouteille d’eau pétillante, devenue simple bouteille d’eau tiède du robinet, était toujours à portée de main et de vue.
C’était la troisième fois qu’ils passaient la nuit ensemble. Elle se souvient de ses petits yeux qui s’éclairaient quand (c’est arrivé, cette nuit fatale) elle enlevait sa culotte, « clac » le string se dégageait des fesses, le garçon soupirait d’excitation, et mettait sa bouche entière dans son sexe. La fenêtre était ouverte, elle sentait qu’ils étaient en fusion, que les fois précédentes ils avaient baisé, mais que ce soir ils faisaient l’amour. On entendait dehors les altercations des passants, les râles bouillonnants des camions et le bruit imposant et répétitif du métro aérien juste en face de son balcon.
Il était en elle : « Oui comme ça c’est bon, oui je te prends. » Il la retournait pour lui claquer les fesses. Elle avait vu mille films où les hommes aiment de cette façon, et bien que la manie des fessées l’insupportait de la part d’autres hommes, lui, par contre, ah oui, lui, il pouvait faire ce qu’il voulait d’elle. Elle se demandait si c’était ça, l’amour. Ne plus se poser la question, faire parce que c’est l’évidence, parce que d’évidence elle ne peut qu’aimer tous les gestes qui viennent de lui. Elle gémissait, à la fois par sincère plaisir et pour encourager l’autre à reproduire le mouvement des cuisses jusqu’au torse qu’il engageait avec confiance et vigueur.
Putain qu’e...