La littérature entretient avec le réel un rapport ambigu. Par temps de crise, sentant sous nos pieds le sol qui tremble, devant la lacération, la fragmentation, deux choix s’offrent à nous : continuer la petite entreprise littéraire, ou  interroger, inquiéter le réel, le pulvériser. Cette semaine, nous avons invité autrices et auteurs à faire ce second choix.


Tandis que gronde la menace de la peste brune, Missak Manouchian, Rino Della Negra, Tina Modotti, Roberto Bolaño, René Char et toute une galerie de poètes-guerriers défilent au rythme d’une danse macabre et exorcisent le mal tout en nous enjoignant à nous « armer de courage en lisant le nom des Troyens tombés au combat ». Un texte vertigineux signé Giovanni di Benedetto.

Poetas troyanos

Ya nada de lo que podía ser vuestro

Existe 

(Roberto Bolaño, 

« Entre las moscas »,

Poesía reunida)

J’ai rêvé que j’étais convoqué dans la salle d’attente de l’Enfer.

J’ai vu Missak Manouchian, Spartaco Fontanot et Rino Della Negra jouer au football avec une grenade, j’ai vu Manouchian dribbler les soldats nazis et arriver jusqu’aux frontières de la surface de réparation, j’ai vu la surface de réparation avoir les frontières de la Zone Occupée, j’ai vu le gardien succomber sous les frappes et les coups francs de Manouchian, j’ai vu Rino Della Negra s’élever jusqu’au ciel, jusqu’au Paradis, jusqu’aux frontières les plus perdues de l’univers et, de là-haut, frapper avec violence le ballon-grenade, j’ai vu le ballon-grenade rentrer dans la cage et exploser, j’ai vu que la cage était le siège du Parti National Fasciste de la rue Sédillot, j’ai vu les débris du siège du Parti National Fasciste se transformer en rats, j’ai vu les rats s’enfuir dans les égouts de Paris, j’ai vu les égouts de Paris prendre la forme des veines qui traversaient le corps malade de l’Europe, j’ai vu les rats sortir des veines malades de l’Europe et mordre nos cœurs malades, j’ai vu la peste, j’ai vu Missak Manouchian, Spartaco Fontanot et Rino Della Negra revenir sur la terre avec toute l’équipe de l’Étoile Rouge, j’ai vu les joueurs se rassembler autour du capitaine, le gardien Nikolaï Trusevich, pour s’armer de courage, j’ai vu que le maillot de Nikolaï Trusevich était bien rouge mais que le rouge du maillot était le rouge de son sang qui continuait à déborder des trous des balles qu’avaient tirées les officiers allemands de la Flaklef le 23 février 1943 près de Babi Yar pour se venger de leur défaite contre le FC Start de Kiev, j’ai vu Nikolaï Trusevich s’enflammer et devenir feu en criant « Krasny Sport Ne Umriot », « le sport rouge ne mourra jamais », j’ai vu le feu dévaster la terre et avaler le mal comme s’il était avalé par un trou noir ou par le trou du cul de Dieu.

J’ai vu Marcel Proust revenir du camp de concentration de Buchenwald pour me dire de brûler le temps perdu avant de s’endormir dans son cercueil en attendant le baiser de sa mère.

J’ai vu Lev Davidovitch Trotzky transpirer des litres de mezcal rance par chacun des pores de sa peau alors qu’il lisait dans la Pravda la nouvelle de la dissolution de l’URSS et que Mikhail Gorbatchev mangeait un double cheeseburger en faisant un V de la main en signe de victoire pour les télévisions du monde entier.

J’ai vu Boris Eltsine danser le cancan sur le tombeau de Vladimir Maïakovski avant de se faire buter par Sergueï Essenine qui lui crachait au visage les mots que Maïakovski avait composés pour lui à sa mort.

J’ai vu Thomas Mann se faire sauter la cervelle en jouant à la roulette russe avec son fils Klaus.

J’ai vu Robert Brasillach revenir de l’échafaud pour demander la grâce et René Char lui dire d’aller en enfer avant de le buter et l’envoyer pour de vrai en enfer.

J’ai vu Frida Kahlo, Tina Modotti et Sophie Podolski vendre leurs organes en échange d’armes dans le désert du Sonora avec Arthur Rimbaud dans le but préparer la révolution, mais j’ai vu que la révolution n’arriverait jamais et qu’ainsi il ne resterait plus rien de leurs corps.

J’ai vu Danilo Kiš écrire l’Encyclopédie des morts

J’ai lu nos noms inscrits dans les pages de l’Encyclopédie des morts.

J’ai vu Roberto Bolaño nous dire de s’armer de courage en lisant les noms des Troyens tombés au combat alors qu’ils se battaient pour la Beauté.