D’un côté ceux qui vivent d’un côté du fleuve, indifférents au monde qui les entourent, de l’autre ceux qui attendent que les difficultés de la vie se dissipent. Dans un poème qui dénonce autant qu’il pointe les difficultés sociales Rémi Letourneur nous incite à réhumaniser nos relations humaines.
Avant,
il n’y avait que ceux qui vivent de l’autre côté
ceux qui ne voient pas le pont
ni l’eau brûler quand le soleil se rase sur le fleuve
ceux qui restent assis sous les platanes
aux arrêts
et qui se demandent
si les bus se sont perdus dans l’herbe cuite
avant,
il n’y avait qu’eux
et ceux qui voguent derrière
derrière les incendies de bitume
les départementales en mirage
il y avait eux aussi
ceux qui vivent de l’autre côté du fleuve
qui ignorent jusqu’au pont
et qui ne voient jamais ceux qui restent aux arrêts de
bus
ceux-là, il n’attendent plus rien
dans leurs salons en bois
le temps grince
et les pierres de leurs maisons toutes grises
toussotent
eux, ils ne voient rien
devant eux
les dernières années tombent
gouttes dans un vase
que la pluie a couvert de mousse
ils sortent parfois
marchent lentement dans les jardins abandonnés
et l’herbe cuite
avant,
il n’y avait qu’eux
et quelques autres (des points noirs sur les carreaux
des villes)
mais nous
en face, de l’autre côté du pont
nous n’avons pas éteint l’incendie de la départementale
il nous manquait sans doute une langue
celle des jardins abandonnés
et de l’herbe cuite
avant,
il y avait plein de mots pour les montrer du doigt
on disait
fascistes, pétainistes, racistes, et plein de mots en istes
aujourd’hui
il faut dire papa, maman, Momo, Estelle, Sabrina…
aujourd’hui, on va plus vite à dire ceux qui ne sont pas
encore passés de l’autre côté du fleuve,
à moins que
nous ne soyons devenus, nous-même, ces gens qui
vivent de l’autre côté,
comme les autres
avant.